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Un homme retrouve la vue dans une société futuriste où tous les habitants sont aveugles. Il pourrait s'agir d'un épisode de Black Mirror mais c'est le décor d'un roman, Espace lointain, de Jaroslav Melnik. Sorti chez nous en novembre dernier aux éditions Agullo, il embrasse toutes les problématiques qui agitent notre actualité, des fake news à l'idéologie terroriste, en passant par la notion de liberté dans un État ultra-sécuritaire.
Nous voici à Mégapolis, la ville la plus sûre du monde. Les gens y sont malvoyants dès leur naissance. Mais Gabr Silk, un jeune homme ordinaire, succombe à la maladie de l'espace lointain : il se met à voir. Dès lors, il devient un ennemi pour la sécurité intérieure et un menteur pour ses proches à qui il tente d'ouvrir les yeux sur la réalité du régime qui les asservit. Enlevé par Oks, le chef d'un groupe de résistants, il doit choisir entre le recours à la violence ou la fuite en avant.
Quand on l'interroge sur l'inspiration de cette fable, Jaroslav Melnik évoque avec humour sa forte myopie et l'histoire de sa famille : « Mes parents ukrainiens ont été déportés au goulag sous Staline. Ils ont beaucoup souffert de ce manque de liberté. Cette question est donc essentielle pour moi. J'ai passé la moitié de ma vie en Union soviétique, c'était comme la Corée du Nord, on cachait la vérité aux gens, je devais aller dans la forêt la nuit pour écouter les radios occidentales. À l'époque, je n'avais pas pleinement conscience de vivre dans un univers totalitaire. »
On pense inévitablement à Platon et à sa fameuse allégorie de la Caverne que Melnik affectionne particulièrement. « Cela correspond tout à fait à mon roman, j'ajouterais que Gabr est inspiré d'Ulysse et de son odyssée ainsi que du recit d'Adam et Ève dans leurs découvertes du paradis. Il y a souvent des motifs bibliques dans mes histoires. Je viens du sud de l'Ukraine, une région croyante, je ne suis pas pratiquant, mais la spiritualité m'intéresse. J'ai beaucoup pensé à Pierre Bezoukhov dans Guerre et paix dans la construction de Gabr, notamment dans sa rencontre avec un prêtre et un musicien. Malgré leur cécité, ils sont libres tous les deux grâce à leurs passions. Je voulais réfléchir sur l'âme humaine. »
On ne peut pas être libre si on veut être en sécurité à 100 %
L'autre point fort d'Espace lointain réside dans sa description de cette cité totalitaire fonctionnant depuis un millénaire. Les aveugles s'oppressent mutuellement et font retomber les voyants dans leur cécité. Les élites voyantes qui gouvernent Mégapolis sont tiraillées entre humanisme et élitisme. Tous sont prisonniers de leurs préjugés et de leur conformisme. « On peut comprendre psychologiquement ces gens-là. Révolutionnaires et fonctionnaires d'État, voyant ou non voyant, chacun a sa vérité. C'est le même principe avec Daech, ces gens-là sont persuadés d'avoir la vérité », résume Melnik. Quand on lui suggère des ressemblances avec Metropolis de Friz Lang, 1984 de George Orwell ou Le Meilleur des mondes d'Huxley, l'auteur botte en touche. « Ce sont des œuvres que je connais surtout de nom. Je n'avais pas lu Orwell avant l'écriture de ce roman, c'était un livre interdit quand j'étais plus jeune. C'est normal que nous retrouvions les mêmes archétypes dans la dystopie, surtout quand on a vécu dans ce genre de société. J'ai été inspiré par le philosophe Alan Watts et son Éloge de l'Insécurité. Mon livre pose aussi cette question. On ne peut pas être libre si on veut être en sécurité à 100 %. »
Avec ce roman aux accents philosophiques porté par une écriture très cinématographique, les éditions Agullo, récompensées aux Utopiales, confirment leur maîtrise du genre dystopique. Élu livre de l'année en Ukraine et en Lituanie (où il est sorti il y a quelque temps déjà), Espace lointain est à présent au programme des lycées ukrainiens. « Le côté littéraire a été apprécié et puis il est sorti juste au début des manifestations pro-européennes à Maïdan en 2013 », explique encore l'auteur. « L'ancien président Ianoukovytch cachait la vérité à son peuple, un peu comme la cité Mégapolis. Ce récit est d'actualité surtout à l'époque des fake news et au vu de la situation du pays. Le choix de mon livre dans l'éducation nationale prouve que ce roman va amener les lycéens ukrainiens à réfléchir. » On le croit sur parole.