A la recherche des origines de l’Homme moderne en Arabie

Pendant longtemps, la péninsule Arabique a été considérée comme un no-man’s land de l’archéologie préhistorique. Les termes de « cul-de-sac », « cimetière des éléphants », « tabula rasa » ont été employés pour décrire la pauvreté, si ce n’est l’absence, de restes archéologiques à toutes les périodes de la Préhistoire. Peu de sites, dont presque tous privés de stratigraphie et donc indatables, quasiment aucun vestige osseux pour les périodes les plus récentes de la Préhistoire, et aucun fossile humain pour les périodes les plus anciennes… Que d’inconvénients pour un territoire grand comme plus de six fois la France ! Fort heureusement, et bien souvent grâce à l’investissement, voire l’acharnement de quelques pionniers, cette image a progressivement changé. Et même d’une manière tellement radicale que l’Arabie est aujourd’hui l’un des lieux les plus au centre des débats actuels sur l’origine et les déplacements des premiers groupes humains.

De manière très schématique, il a existé plusieurs vagues de « colonisation » par les premiers hominidés en dehors du berceau africain. Ces espèces, nos ancêtres éloignés, ont donc conquis la plupart des contrées de notre planète à l’exception des Amériques. Elles ont évolué pendant des centaines de milliers d’années, se sont parfois éteintes. En Afrique de l’Est, les premières formes archaïques d’Homo sapiens (aussi appelés Hommes anatomiquement modernes, notre espèce) apparaissent il y a environ 200 à 150 000 ans, vraisemblablement issues de l’évolution des formes locales d’Homo erectus.

Homo sapiens, et son expansion à l’intérieur et en dehors d’Afrique, intéresse tout particulièrement les chercheurs car il s’agit de comprendre l’histoire du peuplement de la Terre par notre espèce jusqu’à son hégémonie la plus totale, telle qu’on la connaît aujourd’hui. Ce sujet est aussi extrêmement populaire auprès du grand public car il s’agit de retracer les lointaines origines que nous avons tous en commun.

L’Arabie dispose d’une place toute particulière dans cette enquête sur nos origines : elle est située à proximité de l’Afrique de l’Est, là-même où les premiers Homo sapiens ont été retrouvés. La péninsule Arabique est donc potentiellement l’une des toute premières terres en dehors d’Afrique à avoir été foulée par l’Homme moderne. Ce sont les généticiens qui les premiers ont essayé de retrouver des indices de passage par l’Arabie dans le grand voyage qui allait mener ces premiers Hommes modernes de l’Asie du sud jusqu’aux confins de l’Océanie vers l’Est (il y a environ 60 000 ans) et en Europe occidentale vers l’Ouest (il y a environ 40 000 ans), avant de finalement atteindre les Amériques (il y a 20 000 mille ans ou plus). En calculant les rythmes de modifications génétiques, d’après une sorte d’ « horloge bio-génétique », des généticiens ont émis de premières hypothèses sur la datation de la sortie d’Afrique aux alentours de 70 000 ans, à partir de modèles prédictifs. Par conséquent, certains préhistoriens (par ex. Mellars et al. 2013) ont formulé l’hypothèse d’une sortie d’Afrique tardive et d’une colonisation très rapide du reste des terres émergées par l’Homme moderne autour de 60-50 000 ans, essentiellement par le suivi des côtes jusqu’en Océanie.

En parallèle, les recherches archéologiques se sont développées sur le terrain en Arabie, autour de cette période appelée Paléolithique moyen (fig. 1). Les fossiles humains sont toujours désespérément absents des découvertes, mais ce sont plutôt les productions matérielles de l’homme qui intriguent fortement les archéologues, jusqu’à démentir en partie les estimations des généticiens. Ces productions, ce sont des pierres taillées, retrouvées sur des sites encore plus vieux que 70 000 ans. Et c’est bien cette incohérence avec les estimations chronologiques des généticiens qui fait débat : des Hommes modernes auraient donc laissé des productions sur leur passage, démontrant ainsi une sortie d’Afrique plus ancienne que celles des modèles génétiques…

Fig. 1 : Le site paléolithique moyen de Al-Kharj AK-31 en cours de fouille en février 2015, dans le centre de l’Arabie Saoudite. (Fouilles R. Crassard et Y. Hilbert (UMR 5133), dans le cadre de la Mission archéologique de Yamama (dir. J. Schiettecatte, UMR 8167) ; photo cerf-volant par T. Sagory, www.du-ciel.com)

Fig. 1 : Le site paléolithique moyen de Al-Kharj AK-31 en cours de fouille en février 2015, dans le centre de l’Arabie Saoudite. (Fouilles R. Crassard et Y. Hilbert (UMR 5133), dans le cadre de la Mission archéologique de Yamama (dir. J. Schiettecatte, UMR 8167) ; photo cerf-volant par T. Sagory, www.du-ciel.com)

De simples outils en pierres pourraient ainsi nous renseigner sur les populations qui les ont fabriqués ? Pas si évident. Il est encore difficile d’associer une production « lithique » (en pierre taillée) avec une espèce particulière. Le débat fait rage par exemple depuis des décennies en Europe, sans que les productions des Néandertaliens et des Hommes modernes ne soient clairement différenciées. Ce qui est sûr pourtant, c’est la présence de témoignages du passage d’Hominidés anciens en Arabie, et au cours de phases climatiques très différentes qui n’étaient pas forcément les plus propices (périodes plus arides par exemple). Et certaines de ces productions d’Arabie sont quasi similaires aux productions des premiers Hommes modernes en Afrique. Il s’agit du « débitage nubien », une manière très particulière de tailler le silex et d’autres pierres qui, jusqu’aux découvertes en Arabie, n’avait jamais été retrouvée en dehors de l’Egypte, du Soudan, de l’Erythrée, de l’Ethiopie et de la Somalie. Seul un de ces sites qui a livré une production de type nubien en Arabie a pu être daté d’un peu plus de 100 000 ans, une période pendant laquelle la technologie nubienne en Afrique de l’Est est encore très présente.

Alors dans quelle mesure les industries lithiques (ces productions en pierres taillées) peuvent-elles nous informer sur les groupes humains ? D’abord, il ne faut pas oublier la totale absence de fossiles d’hominidé en Arabie d’un âge antérieur à quelques milliers d’années. Le passage des groupes humains préhistoriques est donc uniquement matérialisé par leurs productions, des pierres taillées en majorité, seuls témoins par chance toujours bien conservés : outils, éclats, lames, pointes… Ces productions sont très importantes pour la compréhension des habitudes stylistiques et technologiques. Encore plus importants peut-être, les modalités d’obtention de ces outils, de certains types d’éclats ou de lames, nous informent directement sur les méthodes investies dans leur conception, permettant de toucher du doigt la conceptualisation des formes et des traditions culturelles. Comme pour toute production humaine, la manière dont l’homme taille le silex est très étroitement liée à celle utilisée par ses aïeuls. La même façon de faire de père en fils en quelque sorte, et ce, sur plusieurs générations, sur plusieurs millénaires parfois ! Les archéologues préhistoriens spécialistes des industries lithiques doivent donc déceler les moindres variations, les différentes modalités, parfois infimes, parfois évidentes, qui ont été mises en jeu dans la conception des objets taillés.

Dans ce contexte, trois découvertes récentes relancent (ou même simplement posent) les bases d’un débat important sur l’origine de l’Homme moderne en Arabie. C’est d’abord la publication du site de Jebel Faya aux Emirats Arabes Unis, qui nous intéresse directement (Armitage et al. 2011). Il s’agit d’un site qui a pu être daté par des moyens physico-chimiques. Le niveau archéologique le plus ancien, autour de 125 000 ans, a livré une industrie lithique qui est directement rapprochée par ses inventeurs des industries africaines de l’époque, avec la présence de nucléus et d’éclats Levallois, de lames et de bifaces. Cette assertion est cependant discutée par les scientifiques qui voient des ressemblances également importantes avec des sites contemporains du Levant méditerranéen, comme le site de Skhul par exemple.

Une deuxième découverte est celle mentionnée plus haut : la présence de la technologie « nubienne » en Arabie, d’abord retrouvée dans le sud de la péninsule Arabique puis plus récemment dans le centre et le nord de l’Arabie Saoudite (Rose et al. 2011 ; Crassard & Hilbert 2013). Sa présence a ainsi souvent été interprétée comme une preuve évidente d’un lien (qui reste à définir) entre les complexes connus en Afrique de l’Est et en Arabie (fig. 2). En l’absence de sites plus nombreux qui soient bien datés et qui aient livré suffisamment de preuves, il est encore difficile de conclure de manière définitive.

Fig. 2 : Répartition des principaux sites présentant une technologie nubienne en Afrique de l’Est et en Arabie. 1. Al-Kharj 22; 2. Aybut Al Auwal; 3. Shabwa; 4. Hadramawt; 5. Aduma; 6. Gademotta; 7. Asfet; 8. Nazlet Khater 1; 9. Abydos. (Crassard & Hilbert 2013)

Fig. 2 : Répartition des principaux sites présentant une technologie nubienne en Afrique de l’Est et en Arabie. 1. Al-Kharj 22; 2. Aybut Al Auwal; 3. Shabwa; 4. Hadramawt; 5. Aduma; 6. Gademotta; 7. Asfet; 8. Nazlet Khater 1; 9. Abydos. (Crassard & Hilbert 2013)

Enfin, une série de découvertes dans le nord de l’Arabie, tout particulièrement dans le bassin de Jubbah, est de première importance pour comprendre les mouvements potentiels de populations vers ou depuis le nord. Il s’avère que de nombreux sites sont en effet datés d’une période entre 130 et 75 000 ans (Petraglia et al. 2012), qui correspond à des phases plus humides dans l’histoire climatique de la péninsule. Et il se trouve que les industries lithiques de cette période sont assez comparables, à la fois entre elles et avec celles connues aux mêmes époques en Afrique et dans le Levant sur des sites ayant livré des restes d’Hommes modernes. Il est cependant très compliqué et même dangereux d’établir des liens aussi directs et aussi évidents entre des territoires aussi éloignés, à partir de sites dont les datations sont parfois controversées, lorsqu’elles sont disponibles. L’avenir de la recherche est donc éminemment lié à la découverte de sites bien datés, livrant des industries dont les méthodes d’étude doivent être comparables.

On l’a vu, l’hypothèse des généticiens datant une sortie d’Afrique d’Homo sapiens autour de 70 000 ans n’est pas confirmée par les données archéologiques. Au point que de nouvelles études en génétique tendent à vieillir les modélisations chronologiques, parfois du simple au double ! Ce qui est également intéressant est que l’hypothèse formulée par des archéologues d’une sortie d’Afrique unique autour de 60-50 000 ans le long des côtes n’est très probablement pas non plus fondée. Cette sortie d’Afrique a vraisemblablement eu lieu à une époque plus ancienne, ce qui induit des conséquences très importantes pour la compréhension de l’évolution de notre patrimoine génétique, à l’échelle globale. L’Arabie occupe donc dorénavant une place prépondérante car bon nombre de réponses à ces interrogations s’y trouvent enfouies… En fin de compte, La recherche sur le Paléolithique de l’Arabie en est encore à un stade balbutiant ; c’est certainement cet aspect en particulier qui rend les défis encore plus passionnants à relever !

Bibliographie

Armitage S.J., Jasim S., Marks A., Parker A.G., Usik V.I., Uerpmann H. 2011. The Southern route “Out of Africa”: evidence for an early expansion of modern humans into Arabia, Science 331(6016), 453–456. [http://www.sciencemag.org/content/331/6016/453.abstract]

 Crassard R., Hilbert Y.H. (2013) A Nubian complex site from Central Arabia: implications for Levallois taxonomy and human dispersals during the Upper Pleistocene, PLoS ONE 8(7), e69221. doi:10.1371/journal.pone.0069221 [http://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0069221]

 Mellars P., Cori K.C., Carr M., Soares P.A., Richards M.B. 2013. Genetic and archaeological perspectives on the initial modern human colonization of southern Asia. Proceedings of the National Academy of Sciences USA 110(26), 10699–10704. [http://www.pnas.org/content/110/26/10699.abstract]

 Petraglia M.D., Alsharekh A., Breeze P., Clarkson C., Crassard R., Drake N.A., Groucutt H.S., Jennings R., Parker A.G., Parton A., Roberts R.G., Shipton C., Matheson C., al-Omari A., Veall M.A. 2012. Hominin Dispersal into the Nefud Desert and Middle Palaeolithic Settlement along the Jubbah Palaeolake, Northern Arabia. PLoS ONE 7(11), e49840. doi:10.1371/journal.pone.0049840 [http://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0049840]

 Rose J.I., Usik V.I., Marks A.E., Hilbert Y.H., Galletti C.S., Parton A., Geiling J. M., Černý V., Morley M.W., Roberts R.G. 2011. The Nubian complex of Dhofar, Oman: an African Middle Stone Age industry in southern Arabia. PLoS ONE 6(11), e28239. doi: 10.1371/journal.pone.0028239 [http://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0028239]

L’auteur

Rémy Crassard est Chargé de Recherche au CNRS. Préhistorien, spécialiste de la péninsule Arabique. UMR 5133 – Archéorient, MSH Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Lyon.


Pour citer ce billet : Crassard R. 2015. A la recherche des origines de l’Homme moderne en Arabie, ArchéOrient – Le Blog (Hypotheses.org), 22 mai 2015. [En ligne] http://archeorient.hypotheses.org/4099



Citer ce billet
Rémy Crassard (2015, 22 mai). A la recherche des origines de l’Homme moderne en Arabie. ArchéOrient - Le Blog. Consulté le 18 avril 2024, à l’adresse https://doi.org/10.58079/bcts

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1 réponse

  1. 22 mai 2015

    […] Pendant longtemps, la péninsule Arabique a été considérée comme un no-man’s land de l’archéologie préhistorique.  […]

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