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Billet de blog 21 mars 2018

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Lanceurs d’alerte : entretien avec le sociologue Francis Chateauraynaud

Francis Chateauraynaud est sociologue et directeur d’études à l’EHESS où il dirige le groupe de Sociologie Pragmatique et Réflexive. Il est à l’origine de la notion du lanceur d’alerte en France, qu’il introduit en 1996. En 2017, il publie « Aux bords de l’irréversible. Sociologie pragmatique des transformations » avec Josquin Debaz.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dans le cadre de la conférence sur les lanceurs d’alerte et la démocratie numérique le mercredi 21 mars 2018 à 19h, nous sommes revenus sur l’histoire de cette notion, la diversité d’interprétations qu’elle peut susciter et sa place au sein d’une démocratie.  

Francis Chateauraynaud, c’est à vous que l’on doit la notion de « lanceur d’alerte », introduite en janvier 1996 en France. Après plus de vingt ans à travailler sur le sujet, pensez-vous qu’on puisse définir un lanceur d’alerte d’un point de vue sociologique? Si oui, comment?

Selon le point de vue que l’on adopte, qu’il soit sociologique, juridique, politique ou autres, on ne définira pas le lanceur d’alerte de la même façon, et ces définitions n’auront pas toutes la même portée. Avant que surgisse la notion, nous avions deux termes : prophète de malheur et dénonciateur. Les deux me posaient problème, notamment par leur connotation négative. La notion de lanceur d’alerte est non seulement bien plus positive mais elle renvoie à une action dirigée vers d’autres : on lance une alerte dans l’espoir qu’elle soit reprise par quelqu’un d’autre, si possible par un ou plusieurs acteurs dotés d’une puissance d’action.

Il était important de décrire l’ensemble des relais empruntés par l’alerte, de saisir son cheminement pour comprendre pourquoi certaines alertes étaient entendues et d’autres non, pourquoi cela prenait parfois tant de temps. À l’époque, nous travaillions essentiellement sur des personnes qui voyaient venir des dangers ou des risques, surtout dans le domaine sanitaire. C’est l’époque des grandes affaires qui ont marqué les années 1990 : le sang contaminé, la vache folle, l’amiante…

Dans le cas de la vache folle, il a fallu que des vétérinaires et des médecins finissent par croiser leurs observations et leurs inquiétudes, et que des chercheurs établissent un lien entre la contamination des vaches et des jeunes gens atteints de maladies neuronales dégénératives habituellement réservées aux anciens. Mais, officiellement, c’est finalement le gouvernement britannique qui a lancé l’alerte le 21 mars 1996. On s’éloigne d’emblée de l’idée selon laquelle le lanceur d’alerte est avant tout un justicier opérant seul contre tous.

Au départ, l’expression de lanceur d’alerte était essentiellement utilisée en sociologie. Puis elle a eu un certain succès, parce qu’elle renouvelait le vocabulaire un peu usé des mondes militants, tout en donnant un caractère vertueux que n’avait ni le militant, ni le dénonciateur, ni le prophète de malheur. Des personnalités se sont emparées de la notion, comme André Cicolella ou Jacques Testart . Les juristes s’y sont intéressés dans la foulée, suivis par les journalistes et les politiques, le tout relativement à bas bruit jusqu’en 2003. A mesure que la figure du lanceur d’alerte gagnait en visibilité, des acteurs liés aux questions de corruption et de délinquance économique s’en sont aussi saisis, en y associant le terme « éthique », comme dans l’ « alerte éthique » portée par Transparency International.

La définition du lanceur d’alerte telle qu’elle avait été développée dans l’ouvrage intitulé Les sombres précurseurs (signé avec Didier Torny en 1999) a subi une importante inflexion parce qu’il y avait chez de nombreux acteurs une volonté d’en faire la version francophone du whistleblower américain. Nous avions lu les textes disponibles dans les années 1990 sur les whistleblowers et il était clair que, dans les mondes anglophones, le terme désignait ceux qui dénonçaient des actions illégales, essentiellement dans les institutions ou les grandes organisations, et qui généralement avaient des ennuis.

Avec le lanceur d’alerte, j’avais cherché à décrire des processus plus ouverts, à travers lesquels des personnes ou des groupes découvraient ou créaient littéralement un nouveau problème public, enclenchaient un processus critique.

Dix ans plus tard, nous avons une double définition : d’une part, un lanceur d’alerte qui se forme à travers la perception de signes précurseurs d’un danger ou d’un risque, et un lanceur d’alerte animé par la dénonciation d’activités illégales, illicites ou jugées illégitimes – comme l’optimisation fiscale, qui va rarement dans le sens de l’intérêt général. La plupart des lanceurs d’alerte du premier type passent inaperçus – du moins si le problème trouve une résolution sans conflit majeur. Ce n’est pas le cas des seconds qui intéressent beaucoup plus les médias, puisqu’ils ouvrent la possibilité de scandales.

Par ailleurs, dans les travaux que je menais sur les controverses sanitaires et environnementales, il était important de séparer le lanceur et l’alerte, c’est d’ailleurs tout l’intérêt de la notion de lanceur d’alerte : l’alerte doit faire l’objet de débats, de résolutions, produire des effets bien au-delà de la personne du lanceur. Je ne souhaitais en aucun cas créer une nouvelle catégorie psychosociologique, fixant une classe de personnages.

Justement, en tant que sociologue, que pensez-vous du fait que le lanceur d’alerte soit défini dans la loi  comme étant uniquement une personne physique, et non pas une personne morale ?

C’est un des problèmes de la loi de 2016, dite loi Sapin II. En fait, un lanceur d’alerte n’est jamais seul. Il opère dans un monde, un milieu, cherche des appuis, trouve des alliés, et se fait aussi des ennemis. Toute la difficulté est de trouver le chemin le plus adéquat pour l’alerte, et comprendre à qui s’adresser pour que ce soit pris en compte et éviter le discrédit ou ce qu’on appelle les procédures bâillons visant à réduire au silence. Parfois des alertes sont dirigées trop vite vers les médias qui ne comprennent pas de quoi il retourne. Il y a parfois besoin d’un minimum de maturation ou il faut pouvoir s’appuyer sur des précédents qui font sens.

Je pense notamment à l’histoire d’Anne-Marie Casteret, journaliste médicale qui avait repéré des problèmes sérieux dans la transfusion sanguine et amorcé l’affaire du sang contaminé. Au milieu des années 1980, la plupart des journalistes et des médecins, ainsi que les autorités de santé lui ont dans un premier temps fermé la porte. Elle ne s’en est d’ailleurs jamais remise.

Que pensez-vous du fait que la loi Sapin II réglemente la façon dont l’alerte doit être dénoncée? Elle préconise en effet une alerte en cascade: d’abord on informe notre n+1, ensuite notre n+2, ou alors les autorités préfectorales, et ainsi de suite, la presse n’étant que le dernier recours.

La loi Sapin II a été écrite dans un contexte marqué par l’affaire Cahuzac puis par l’affaire LuxLeaks et d’autres cas analogues, et il s’agissait de répondre à la demande de protection des salariés lanceurs d’alerte pour ne pas abîmer ce qui restait de crédibilité politique d’un gouvernement supposé « de gauche ». Il fallait donc donner de nouveaux gages de transparence.

En 2013, nous avions travaillé sur une loi relative à la protection des lanceurs d’alerte et à l’indépendance de l’expertise en matière de santé et d’environnement. La loi Sapin 2 annule en partie ce travail lancé dès le début des années 2000 et répond surtout au choc des affaires, avec une forte implication de Transparency International France.

Il y a eu une sorte de convergence idéologique pour tout replier sur la catégorie de personne physique, obligeant en outre le lanceur d‘alerte à suivre une procédure déterminée, afin de rendre contraignante, du point de vue légal, la sortie publique des informations. Or les vraies alertes ne suivent jamais des trajectoires prédéterminées.

On peut par ailleurs douter du caractère protecteur de la formule adoptée. On peut facilement imaginer des cas où la personne est coincée entre une multinationale dont les avocats auront vite fait de faire monter les enchères procédurales, un supérieur hiérarchique ayant intérêt à étouffer l’affaire ou pour le moins à proposer des solutions discrètes, et des acteurs publics dépourvus de moyens légaux de se saisir de ce qui se passe.

Si le lanceur d’alerte décide malgré tout de passer à l’action, il se confronte à la question de la gravité. La gravité des faits est retenue comme un des critères principaux par la loi Sapin II. Or comment définir la gravité ? Et comment montrer que l’intérêt général est en cause si les éléments sont encore incertains, controversés, nécessitant des enquêtes, des recoupements, des accès aux informations ? On voit poindre en face des dispositions qui limitent les capacités de divulgation, comme dans le « secret des affaires ».

Mais il faut recontextualiser tout ça de manière plus profonde. Actuellement on observe une vulnérabilité grandissante des organisations et des institutions, qu’il s’agisse de multinationales ou d’Etats. Le doute, la défiance, la critique, la contestation, toutes sortes de prises de parole naissent de manière inattendue, désorganisée, et on assiste à une ronde incessante des révélations. Si, en interne, des acteurs identifient une faille, ils peuvent décider de la communiquer plus largement, s’exposant alors à une perte potentielle de marchés, des amendes ou un risque de réputation. Les dirigeants peuvent choisir de temporiser – comme dans le cas du Diesel Gate. Dans l’autre sens, s’ils ne communiquent pas sur les signaux d’alerte, cela ne veut pas dire que rien n’est fait derrière pour réparer ou éradiquer le problème, ce qui implique néanmoins de mettre au courant un certain nombre de personnes.

Dans les expériences réelles du travail, les processus sont bien plus complexes que la version qu’en donne la loi. En effet, elle oppose un salarié individuel qui aurait un accès direct à des faits à une hiérarchie monolithique qui passerait son temps à les camoufler.

Bref, au final, la Loi Sapin II tend à enfermer l’alerte dans un cadre très restreint. Juridiquement parlant, le texte de loi donne l’impression que les gens peuvent se défendre, mais c’est très peu le cas en pratique. C’est utopique de penser qu’on va subitement basculer dans un monde où les lanceurs d’alerte s’exprimeront librement au sein des organisations. Il y a de la violence à tous les étages dans les univers de travail. Et cela peut même s’aggraver. En Europe, on croyait être sorti des problèmes de violence politique, or plusieurs indices vont dans le sens d’un retour de vieilles méthodes mafieuses, comme en témoigne l’assassinat récent de journalistes tués à Malte et en Slovaquie. D’une manière générale, voter des lois sans prendre en compte le contexte politique et économique paraît hasardeux.

Ce qui était visé par la loi de 2013, c’était autant la protection individuelle que l’ouverture d’espaces permettant la séparation du lanceur et de l’alerte. Or, la loi Sapin II ne dit plus rien là-dessus. Elle met des contraintes fortes puisque l’alerte doit concerner l’intérêt général ainsi que des faits et dommages graves avérés, sans laisser de place à l’incertitude. La sociologie a montré comme une fausse alerte, et la mobilisation qu’elle produit, est aussi instructive qu’une alerte authentifiée. C’est donc la mobilisation produite par le signal, par la prise de parole, parfois par une simple question, qu’il faudrait retenir comme premier critère et non la gravité.

Mais au fond, la vraie question que pose le destin des lanceurs d’alerte c’est celui de l’évolution de la démocratie. Sommes-nous dans des mondes où on peut ouvrir des débats, entendre les différentes versions, voir s’exposer les attachements, les intérêts et les valeurs ? Ce qui est intéressant dans l’alerte c’est ce qu’elle révèle du monde dans lequel vive les gens et la manière dont ils vont questionner ou défendre, parfois par le déni, leurs façons d’agir et de juger. C’est un processus qui concerne tous les domaines, et qui peut donc se déployer dans différentes directions. En tant que sociologue je ne veux pas fixer la destination des processus d’alerte et je cherche plutôt à suivre des trajectoires inédites, nouvelles, dérangeantes.

Actuellement, la compréhension et l’appréhension qu’on a de la démocratie en tant que système est non seulement une crise de confiance, mais aussi de profondes mutations notamment avec l’avènement du numérique qui porte la promesse d’un fonctionnement plus horizontal par une communication accrue. Pensez-vous que le lanceur d’alerte a un rôle spécifique à jouer dans cette redéfinition ?

Le numérique est un terme générique qui recouvre plusieurs dimensions. Il est nécessaire de clarifier un peu de dont on parle. Le numérique c’est d’abord un ensemble d’outils (des ordinateurs, des téléphones, des logiciels, des algorithmes…). Il y a encore une hétérogénéité des artefacts, des supports, des machines, des modes de connexion. Si je prends cet ordinateur portable, c’est un environnement numérique mais là il n’est pas connecté sur internet. Je peux encore le déconnecter, surtout si j’ai des doutes sur le fait qu’il est protégé ou surveillé.

Rappelez-vous Edward Snowden, qui met les téléphones portables dans des micro-ondes, qui crypte tous ses messages, et préconise de revenir à de bons vieux modes de communication etc. Ceci m’amène à une autre dimension qui se glisse sous le mot magique « numérique » :  celle des modes d’existence sur le web, avec bien sûr la question des limites de ce qui peut être représenté.

En troisième lieu, je retiendrai l’ensemble des activités qui, il y n’y a pas si longtemps, se déployaient en face à face et qui sont désormais relayées par des dispositifs informatiques, comme le dépôt de projets, les transactions bancaires ou les inscriptions à l’université.

Il y a ensuite une nouvelle dimension créée par la production de données massives, ce qu’on appelle les Big Data, et surtout les nouvelles façons de rendre calculables toutes les traces, toutes les connexions, toutes sortes de mesures, avec des choses utilisées aussi bien par les services de renseignement que par des boites de publicité.

Enfin, il y a une cinquième dimension du numérique – en réalité présente dès les premiers pas de l’internet : la dimension agnostique, c’est à dire la création ou recréation perpétuelle d’espaces de subversion des pouvoirs, qui nous mène du hacking au leak jusqu’au dark web. Il est important de séparer les univers de pratiques qui ne définissent pas le même monde « numérique », bien qu’il y ait toutes sortes d’interactions.

Avant de parler d’alerte et de numérique, il me paraît important de ne pas considérer la connexion comme une opération naturelle, aveugle à elle-même, mais au contraire de la concevoir comme un acte citoyen, ce qui implique de savoir ce qu’on fait et ce qui se joue dans le système qui s’active autour de nous.

La base d’une démocratie, au sens premier de la philosophie politique, c’est la réalisation d‘une cité dans laquelle à tout instant un membre, un ou une citoyenne ne peut poser une question et susciter un débat public. Ce n’est pas pour rien que la démocratie grecque reste le modèle de référence encore aujourd’hui, au moins dans les discours : il s’agit d’organiser collectivement la discussion et la décision, ainsi qu’une régulation des échanges qui découle de cette possibilité de discussion.

La différence avec la cité grecque naît à la fois du fait de la complexification du monde social et, comme dirait Jacques Rancière, « de l’exigence toujours plus forte de prendre part aux processus collectifs« . Et donc, si on veut connecter démocratie et numérique, il faut que celui-ci soit constamment discuté, saisi par les acteurs concernés, remis au cœur du politique. Non seulement, on doit assumer un certain nombre de responsabilités tout en ayant la possibilité de faire valoir des droits, mais on doit également savoir quelles sont les implications de toute connexion, action, communication média par des outils numériques, ce qui en retour implique d’avoir des prises, mêmes minimales, sur le fonctionnement du ou des systèmes. Or, tout indique que l’on va vers un monde où les dispositifs numériques sont toujours plus opaques, asymétriques et envahissants. Ils engendrent de plus en plus d’emprise et d’addictions.

Votre question semble lier la communication et le numérique. Encore s’agit-il de savoir si on communique vraiment sur le web. On s’y exprime, pas de doute, et souvent sans même se relire, mais on n’a pas pour autant de garantie que le niveau de communication va crescendo.

La communication reposant sur des interactions, qui peuvent constamment se prendre pour objet – comme dans la méta-communication, ou dans la quête de signaux infra-linguistiques par exemple -, cela suppose d’avoir un retour sur ce qu’on expose, ce qu’on risque, ce que l’on donne et ce que l’on prend, et aussi ce qu’on y laisse.

Communiquer c’est travailler avec des tensions, des incomplétudes, des contre-propositions, des reformulations, ce n’est jamais un assentiment simple. On le voit bien lorsqu’on approfondit un sujet de manière mutuelle. Si on enlève cette dimension interactive, située, capable de se réfléchir sans se lier à un seul mode de représentation, communique-t-on encore vraiment, ou envoyons-nous et recevons-nous simplement des signaux ?

Il faudrait remonter aux sources de la cybernétique pour saisir où nous en sommes aujourd’hui. La cybernétique, celle de Norbert Wiener par exemple, part de l’idée selon laquelle on va vers un monde qui se réduit peu à peu à du traitement de signal généralisé, loin de correspondre à notre entendement de communication humaine. La communication est un mouvement qui s’engendre du fait d’interactions, de chocs entre des expériences et des mondes, dans lesquels opèrent des contraintes physiques et biologiques, que l’on ne peut pas toujours surmonter. Sur le web, il y a le sentiment que toutes les informations sont de même niveau : le flux importe plus que les points d’attache, les référents, les prises dans le réel.

Est-ce qu’un jour on peut imaginer que lancer une alerte ne soit pas un droit mais un devoir ? Est-ce utopique ?

En union soviétique, la bonne alerte consistait à dénoncer le voisin dès qu’il s’éloignait du standard socialiste. Les mondes totalitaires naissent ainsi, on finit par mettre tout le monde sur écoute, puisque que tout le monde peut s’éloigner du standard ou de la norme.

Nous revoilà avec la dimension « dénonciation », voire « délation » de l’alerte dès qu’elle engage des personnes. Il me semble qu’il faut faire très attention aux injonctions : la solution n’est pas tant dans le devoir d’alerte que dans la capacité des collectifs à se réfléchir eux-mêmes, c’est-à-dire à organiser la réflexion de leur fonctionnement, à ne pas laisser des éléments problématiques non-dits et à ne pas laisser se former des asymétries ou des monopoles – comme par exemple dans la prise de parole.

Lorsque des situations se créent où certains monopolisent la parole et d’autres se murent dans le silence, il faut que surgisse une contestation. Ce n’est pas la même chose que de dire qu’on « doit » lancer l’alerte. Car ce qui est important ce n’est pas de forcer tout le monde à crier au feu, mais bien d’éteindre l’incendie.

Si l’enjeu est de construire des collectifs intelligents, alors définissons le lanceur d’alerte comme celui ou celle qui enclenche, par son action, la construction d’un nouveau collectif capable de débloquer une situation problématique, de faire en sorte que l’on enquête et que l’on passe à l’action. Cela suppose de briser le silence, de rompre la routine, de réveiller les somnambules…

Si le lanceur d’alerte est quelqu’un qui va ouvrir un débat pour enclencher une action collective, et si le numérique est saisi avant tout pour sa dimension communicative qui génère beaucoup de bruit sans pour autant qu’il y ait discussion, est-ce qu’on pourrait envisager une connivence accrue entre les lanceurs d’alerte et les journalistes ?

Les journalistes ont une position compliquée avec les évolutions du traitement de l’information, en mode accéléré. La liste des problèmes est longue : les enjeux de communication sur des marques, les personnages publics ou des questions qui fâchent, jusqu’aux risques de faire l’objet de surveillance ou de représailles. Conséquence, il y a beaucoup d’autocensure, du moins dans les médias mainstream.

Parallèlement, des gens écrivent librement sur internet, et il est difficile de démêler le vrai du faux sans mener l’enquête, ce qui suppose des instances de vérification, des autorités épistémiques ou savantes. Ce qui pose inévitablement la question de la manière dont on évalue la qualité de l’information. On ne va pas parler des fake news, mais l’idée qu’il y ait possibilité de fixer un monopole de l’établissement de la vérité est évidemment fallacieuse, sauf si l’on tient à tuer les alertes et les expériences démocratiques.

Le journaliste n’a pas en soi à être un lanceur d’alerte. Il doit par contre être capable de traiter les signaux qui lui arrivent et il ne peut le faire, en situation d’incertitude, qu’en ouvrant des enquêtes collectives, qui peuvent soit ne pas aboutir, soit mener sur des pistes intéressantes. C’est ce qui s’est passé avec les Panama Papers. Même dans le cas d’Edward Snowden, souvent héroïsé, il y avait tout un réseau à l’oeuvre. Ces opérations créent de nouveaux rapports de forces, renvoyant à la dimension plus agnostique du numérique signalée plus haut. S’il y a un lien fort entre alerte, démocratie et numérique, c’est dans la manière dont peuvent se former de nouveaux collectifs capables d’enquêter et d’agir en partageant les informations et en redistribuant les pouvoirs.

Face à ces processus, il est dommage de perpétuer l’image romantique du lanceur d’alerte, campé en justicier solitaire, dans une forme de résurgence du rousseauisme, seul contre les méchants parce qu’il détient la vérité, alors même que cette capacité ne prend que dans un processus collectif de dévoilement.

Choisir de lancer une alerte, c’est être attentif au monde environnant et à la configuration ou au contexte politique. C’est déterminer à qui je peux adresser le message et évaluer les conséquences de sa mise en circulation. Mais c’est aussi se montrer capable d’aller au contact de ceux qui n’ont pas la même version.

On peut certes dépeindre le monde sur un mode binaire, manichéen, avec d’un côté les méchants, et leurs gangs d’avocats ou de tueurs, et de l’autre les gentils qu’on appellerait les lanceurs d’alerte. C’est un peu plus compliqué, et adopter une forme de réalisme critique n’empêche pas de reconnaître la juste valeur des lanceurs et des porteurs de cause capables de défier les pouvoirs.

Propos recueillis par Hélène Seynaeve et Guillaume Wulfing-Luer

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