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Penser la bibliothèque

La Bibliothèque littéraire du violoniste

Eugène Ysaÿe  : «  Je lis, je réfléchis, je commente dans les marges  »
Mélanie de Montpellier d'Annevoie
p. 57-72

Résumés

L’article de Mélanie de Montpellier, « La Bibliothèque littéraire du violoniste. Eugène Ysaÿe  : “Je lis, je réfléchis, je commente dans les marges” », s’attache à mettre en évidence les apports de la conservation et de l’étude des bibliothèques de musiciens à partir du cas de celle d’Eugène Ysaÿe. L’article offre d’abord un aperçu général de la bibliothèque d’un des musiciens les plus représentatifs de l’école belge du violon. Il montre ainsi que la présence de dédicaces, notamment, montre l’implication du musicien au sein de la vie artistique de son temps. Celle d’œuvres théâtrales et poétiques en wallon témoigne de son intérêt pour la langue régionale. Dans un second temps, l’article précise en quoi les centres d’intérêt et dynamiques intellectuelles à l’œuvre dans la bibliothèque peuvent éclairer, principalement par l’analyse des marginalia, la manière dont Eugène Ysaÿe conçoit son identité d’interprète-virtuose.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Pour une biographie complète et détaillée de la vie et de la carrière d’Eugène Ysaÿe, voir  : Co (...)

1Eugène Ysaÿe (1858-1931), Liégeois de souche, fut l’un des violonistes les plus acclamés à travers les salles de concerts de la fin du xixe et du début du xxe siècles, tout en assumant aussi les fonctions de compositeur, de chef d’orchestre et d’organisateur de concerts. Élève de Henri Vieuxtemps et de Henryk Wieniawski, virtuose d’exception, Ysaÿe se produisit dans le monde entier. À Paris, où il fréquenta Saint-Saëns, Franck, Fauré, Chausson, d’Indy, sa réputation n’était plus à faire. Il connut par la suite le succès à Londres, en Russie et aux États-Unis. En 1886, il fut désigné à la chaire de violon du Conservatoire royal de Bruxelles. De 1918 à 1922, il dirigea l’orchestre symphonique de Cincinnati aux États-Unis. Son retour en Belgique ne marqua en rien la fin de ses tournées internationales et, pour le consoler du poste de directeur du Conservatoire qu’il n’a pu obtenir, la famille royale de Belgique le nomma Maître de Chapelle de la Cour. Ysaÿe devint alors le maître de musique de la Reine Élisabeth qui, à la suite du décès de celui-ci, créa le concours Eugène Ysaÿe, l’actuel concours reine Élisabeth de renommée internationale1.

  • 2 Le qualificatif «  littéraire  » renvoie ici, non pas seulement aux Belles-Lettres, mais à toute (...)
  • 3 Au sujet du fonds Fétis, voir  : https://www.kbr.be/fr/fonds-francois-joseph-fetis/.
  • 4 Jusqu’à aujourd’hui, les bibliothèques de musiciens n’ont fait l’objet d’aucune publication méth (...)
  • 5 Larbaud (Valery) et Paulhan (Jean), Correspondance, 1920-1957, Paris, Gallimard, 2010, p. 201, c (...)

2C’est un fait que nous pouvons qualifier d’exceptionnel que la bibliothèque littéraire de ce musicien2 ait été conservée jusqu’à nos jours, dans sa quasi-totalité et dans son décor d’origine. Dans le champ musical belge, la bibliothèque littéraire d’Ysaÿe est l’un des rares cas de bibliothèque de musicien ainsi conservée, bien que nous pouvons aussi signaler le remarquable fonds de la bibliothèque de François-Joseph Fétis, figure emblématique de la vie musicale française et belge au xixe siècle, comptant 1 593 unités consultables aujourd’hui à la Bibliothèque royale de Belgique3. Par ailleurs, au regard des bibliothèques d’écrivains et d’artistes plasticiens, celles des musiciens sont restées largement négligées4, et ce, d’une part parce qu’elles ont rarement connu une conservation, ou du moins rarement bénéficié de la volonté d’en garder trace (sous la forme d’un inventaire par exemple), d’autre part en raison de la difficulté de percevoir, pour le musicien et ses livres, le même rapport consubstantiel à maintes reprises souligné entre l’écrivain et sa bibliothèque  : «  […] l’essentiel de la biographie d’un écrivain consiste dans la liste des livres qu’il a lus5  », assurait Valery Larbaud. Par conséquent, au-delà de la question de la mise en musique des textes, les valeurs herméneutique et intellectuelle de la bibliothèque du musicien paraissent absentes et les motivations semblent manquer à sa conservation et à son étude.

3L’objectif de cet article sera dès lors de répondre à ces objections, d’une part en offrant un aperçu général de la bibliothèque d’un des musiciens les plus représentatifs de l’école belge du violon, d’autre part en précisant en quoi les centres d’intérêt et dynamiques intellectuelles à l’œuvre dans la bibliothèque peuvent éclairer, principalement par l’analyse des marginalia, la manière dont Eugène Ysaÿe conçoit son identité d’interprète-virtuose.

Dans le «  Studio Eugène Ysaÿe  »  : une bibliothèque pour un musicien-poète

  • 6 Lettre d’Eugène Ysaÿe à son épouse, 21 septembre 1917, citée par Ysaÿe (Antoine), Eugène Ysaÿe. (...)

[…] je veux être poète  ; sans être absolument certain que j’en aie l’étoffe je sens qu’il y a en moi des sources d’une inspiration qui veut sortir par d’autres canaux, suivre d’autres filons que ceux du virtuose-musicien. Les idées du poète font progresser, mûrissent le musicien et je puis dire que ce dernier est en progrès sur toutes choses comprises dans l’art des sons6

  • 7 Pour deux de ses mélodies, Ysaÿe rédigea vraisemblablement lui-même le poème  : «  Le Jour de fê (...)

4À la lecture de cet extrait de la correspondance d’Eugène Ysaÿe, nous comprenons que la poésie, et la littérature en général, sont essentielles au musicien, qui se faisait aussi à l’occasion poète7. Nous verrons que la bibliothèque est exemplaire de la communion entre ces deux aspects d’Ysaÿe qui souhaitait être tout à la fois homme de lettres et homme d’archet. Ysaÿe était habité par un insatiable désir de lecture et un profond besoin d’apprendre. À son ami de toujours, le journaliste français Théodore Lindenlaub, il confessait  :

  • 8 Lettre d’Eugène Ysaÿe à Théodore Lindenlaub, citée par Ysaÿe (Antoine), Eugène Ysaÿe, op. cit., (...)

Le besoin d’apprendre, de savoir, d’approfondir n’importe ce qui s’offre à moi habillé d’inconnu, m’absorbe. Je lis, je réfléchis, je commente dans les marges et j’ai la tête qui bourdonne. J’y sens quelque chose qui voudrait sortir avec éclat et le lendemain ressemble à hier8  !

5Cet acte de lecture ne concerne pas exclusivement les partitions d’œuvres musicales qu’Ysaÿe annotait également. Le musicien était curieux et exigeait d’autres lectures. Et pour répondre à cette exigence, Ysaÿe rassembla près de 1 400 volumes dont il eut à cœur de s’entourer lorsque son cachet de musicien lui permit de commander auprès de l’architecte Gustave Serrurier-Bovy un magnifique cabinet de travail Art Nouveau pour sa maison sise avenue Brugmann (Bruxelles). Ce cabinet de travail est aujourd’hui conservé, en l’état, au Grand Curtius, à Liège. D’abord légué par les ayants-droit du musicien en 1931 au Conservatoire royal de Liège, il fut ensuite déménagé au Musée de l’Architecture en 1977, avant d’être transféré au Grand Curtius en 2009 où il prit le nom de «  Studio Eugène Ysaÿe9  ». S’y retrouvent la bibliothèque littéraire du violoniste, celle que nous allons étudier, et une part importante de sa bibliothèque musicale (environ 300 partitions).

6Il est indéniable, au vu de la préciosité du Studio Ysaÿe aux murs lambrissés de rayonnages, que la bibliothèque constituait un élément essentiel à l’environnement familier du musicien. Musique et littérature y étaient étroitement mêlées, partitions et livres se côtoyant sur les étagères, elles-mêmes enserrant un piano, instrument qu’Ysaÿe maîtrisait aussi. Lecture musicale et lecture littéraire se pratiquaient ainsi dans le même espace et se pénétraient l’une l’autre, ce qu’illustre parfaitement l’ex-libris d’Ysaÿe (fig. 1).

Fig. 1 Ex-libris d’Eugène Ysaÿe

Fig. 1 Ex-libris d’Eugène Ysaÿe

(Grand Curtius, Liège)

© Mélanie de Montpellier 2019

7Grand lecteur, le musicien ne semble pas s’être soucié outre mesure de posséder des volumes aux reliures précieuses ou particulières, mais plutôt fonctionnelles. On peut néanmoins souligner, comme ouvrages estimables, les éditions monumentales de la Divine Comédie de Dante et de la Bible, richement illustrées par l’artiste Gustave Doré. Il reste que les petits formats sont majoritaires, certainement plus maniables à la lecture et plus aptes à être emportés lors des innombrables tournées de l’artiste. À ce titre, la bibliothèque d’Ysaÿe est moins une bibliothèque d’apparat, malgré un admirable décorum, qu’une bibliothèque fonctionnelle auprès de laquelle le musicien-poète puisait enseignement, distraction et même consolation  :

  • 10 Lettre d’Eugène Ysaÿe à son épouse, 11 août 1894, citée par Cornaz (Marie), À la redécouverte d’ (...)

Lorsque je songe à son éternelle plainte, à cet acharnement du malheur après le génie, je me trouve l’élu des élus. Baudelaire ne m’égaie pas, il fait le contraire, mais il me réconforte  : je suis plus sage après l’avoir lu, puis je rêve, tout comme à l’audition de nos chefs d’œuvre10.

  • 11 Rahmani (Abderzak), Inventaire de la bibliothèque d’Eugène Ysaÿe. Musée de l’Architecture, mémoi (...)

8Avant d’entrer plus avant dans la bibliothèque d’Eugène Ysaÿe, il est important de garder à l’esprit que la bibliothèque telle que conservée actuellement au Grand Curtius n’est qu’un état de celle-ci, non seulement depuis la mort du musicien, mais aussi après de multiples déménagements et réaménagements. Ceci nous rappelle qu’une bibliothèque est toujours composée d’une multitude de strates, strates engendrées d’une part par le propriétaire au fur et à mesure de son existence, d’autre part au fil des héritages et des transferts. Dès lors, un travail de recoupement des sources était nécessaire afin d’atteindre au plus près ce qu’a pu être la bibliothèque d’Eugène Ysaÿe. Dans le cadre de cet article, notre attention s’est circonscrite à ce que nous avons pu inventorier au Grand Curtius et aux volumes répertoriés dans deux inventaires datant de deux périodes distinctes  : il s’agit, pour le premier, d’un inventaire réalisé durant la période du Conservatoire royal de Liège  ; pour le second, du mémoire d’Abderzak Rahmani, étudiant à l’Institut provincial d’études et de recherches bibliothéconomiques en 1979 alors que le cabinet d’Ysaÿe était encore installé au Musée de l’Architecture11. La vaste correspondance du musicien, dans laquelle il lui arrive d’exposer ses impressions de lecture, reste encore à explorer. Néanmoins, la bibliothèque d’Ysaÿe ainsi reconstituée offre déjà une esquisse remarquable, tant quantitativement que qualitativement, de ce qu’a pu rassembler et lire, à un moment donné, le musicien.

Aperçu général de la bibliothèque  : quelques chiffres

  • 12 La dédicace apparaît dans le volume suivant  : Maus (Madeleine), Trente Années de lutte pour l’a (...)

9Jusqu’à présent, nous avons pu recenser 1 398 volumes pour 909 titres (hors périodiques, mais livrets d’opéra compris). Nous y comptons plus d’une centaine de volumes annotés par Eugène Ysaÿe et plus d’une centaine d’autres qui lui ont été dédicacés par des auteurs d’une dizaine de nationalités différentes, confirmant ainsi la réputation internationale du maître, mais aussi l’étendue et la diversité de ses réseaux amicaux et professionnels. Le Grand Curtius recèle, par exemple, un envoi de Madeleine Maus, veuve d’Octave Maus avec qui Ysaÿe collabora à de nombreuses reprises, dans le cadre des xx puis de la Libre Esthétique  : «  à / Eugène Ysaÿe / en la profonde émotion / des souvenirs, de l’amitié / et d’une indicible reconnaissance12  ». Ysaÿe reçut encore, parmi beaucoup d’autres, les Quelques Considérations sur la lutherie (Gand et Bernardel, 1890) d’Auguste Tolbecque, célèbre luthier français, le Traité de contrepoint et de fugue (Heugel & Cie, 1901) de Théodore Dubois, alors directeur du Conservatoire de Paris, et From Grieg to Brahms (Outlook, 1903) du musicologue américain, Daniel G. Mason.

Fig. 2 Description statistique de la bibliothèque littéraire d’Eugène Ysaÿe

Catégories

Pourcentages

Langues étrangères

Nombre de titres

Musique (violon)

27  % (5  %)

Anglais

61

Littérature

55  %

Allemand

23

Histoire et géographie

6  %

Italien

8

Philosophie et religion

4  %

Espagnol

1

Langues

2  %

Néerlandais

1

Voyage

2  %

Suédois

1

Politique et actualités

1  %

Sciences

1  %

Arts

1  %

Autres

1  %

10Ces quelques données confirment, au sein de la bibliothèque d’Ysaÿe et sans surprise, que la littérature et la musique dominent, avec respectivement 55  % et 27  %, dont 5  % accordés au violon, soit une quarantaine de titres. Toutefois, la prévalence de la littérature et de la musique dans la bibliothèque ne doit pas nous conduire à sous-estimer des domaines tels que la philosophie, le spirituel ou le politique  ; surtout lorsque l’on sait que des lectures telles L’Avenir de la science d’Ernest Renan (Calmann-Lévy, 1900), les Œuvres de Platon (Charpentier-Fasquelle, s. d.), les Mémoires de Luther (Delahays, 1854) ou Le Socialisme contemporain d’Émile de Laveleye (Alcan, 1888) ont suscité l’intérêt du musicien, matérialisé sous nos yeux par de nombreux coups de crayon dans ces volumes.

11Dans le cadre de cet article, notre attention se concentrera néanmoins, principalement, sur les domaines littéraire et musical.

La littérature

Une «  bibliothèque idéale  »

12La bibliothèque d’Eugène Ysaÿe contient les œuvres complètes (ou en grande partie) d’auteurs à son époque déjà considérés comme des «  incontournables  », sinon comme des «  classiques  » de la littérature française et étrangère, à savoir  : Victor Hugo, Diderot, Corneille, Lamartine, Alfred de Musset, Balzac, Walter Scott, Shakespeare, et nous en passons, ainsi que les grands écrivains et orateurs latins et grecs, également représentés dans les domaines de l’histoire et de la philosophie, tels  : Cicéron, Lucrèce, Platon, Xénophon, Aristote, Homère, Virgile, Horace, Ovide, Sophocle, Aristophane… Cependant, ce sont les auteurs du xixe et du début du xxe siècles qui sont majoritaires au sein de la bibliothèque d’Ysaÿe, avec une place non négligeable accordée aux littératures étrangères, signe d’une curiosité littéraire dépassant les frontières de la francophonie pour explorer principalement la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la Russie et les États-Unis. Souvenons-nous à ce propos qu’Ysaÿe séjourna dans trois de ces pays, à savoir l’Allemagne (il y assuma la place de premier violon dans l’orchestre du Konzerthaus de 1879 à 1881), la Grande-Bretagne (durant la Grande Guerre) et les États-Unis (lorsqu’il assuma la direction de l’Orchestre symphonique de Cincinnati de 1918 à 1922). Ysaÿe était d’ailleurs un lecteur polyglotte  : il parlait couramment l’anglais et l’allemand, et apprenait l’italien comme en témoignent les grammaires et dictionnaires italiens fourmillant d’annotations, telle la Nouvelle Grammaire italienne de Sauer Marquard (Groos, 1909).

  • 13 Hesse (Hermann), Une bibliothèque idéale, Paris, Payot & Rivages, c2012.

13Somme toute, la bibliothèque d’Ysaÿe est un excellent résumé de ce que son époque produisit et publia en matière de littérature, avec une prédilection pour le xixe siècle romantique. Notons qu’elle respecte, pour une part non négligeable, les indications données par le romancier allemand Hermann Hesse, contemporain d’Ysaÿe et prix Nobel de littérature en 1946, qui publia un essai intitulé Une bibliothèque idéale13. Selon Hermann Hesse, la «  bibliothèque idéale  » était composée des auteurs suivants  : des antiques grecs et latins Sophocle, Xénophon, Platon, Aristophane, Homère, Horace, Virgile, Ovide, Tacite  ; du divin Dante et des Espagnols Cervantès et Calderón  ; des Français Rabelais, Montaigne, Pascal, Corneille, Racine, Fénelon, Voltaire et, pour le xixe siècle, de Stendhal, Balzac, Flaubert, Zola, Mérimée, Maupassant, Baudelaire, Gautier  ; des Allemands Goethe et Schiller  ; des Britanniques Shakespeare, Sterne, Scott et Dickens  ; et, enfin, des illustres Rousseau, Poe, Ibsen, Tolstoï, Dostoïevski et Gogol.

14Autant de grands noms que nous retrouvons dans la bibliothèque d’Eugène Ysaÿe, qui, comme arrêtée à l’aube de la Grande Guerre, se partage principalement entre une littérature «  classique  » allant des auteurs antiques aux Français du Grand Siècle, une littérature romantique accompagnée de ses figures tutélaires que sont Shakespeare et Dante et de ses héritiers symbolistes et décadents, et, enfin, d’un corpus réaliste et naturaliste. Parallèlement, nous ne pourrions que nous étonner des auteurs qui y brillent par leur absence  : cette «  bibliothèque-fantôme  » composée des illustres spectres de Molière, La Fontaine, Verlaine, Milton, Mallarmé. Loin de nous l’idée qu’Ysaÿe n’en avait pas connaissance. En effet, si la présence d’un volume dans une bibliothèque n’en implique ni sa lecture, ni l’adhésion à son contenu, son absence en dit encore moins sur une quelconque ignorance. Conserver un livre décevant ou dont nous désapprouvons les idées est chose courante. Il en va de même lorsque nous n’acquérons jamais, malgré une lecture enthousiasmante, un ouvrage emprunté auprès d’un ami. Les pertes, les prêts non rendus, les emprunts auprès d’un proche… sont autant de phénomènes ayant pu mener à l’absence de certains noms illustres dans la bibliothèque du musicien. À ce titre, l’examen de la correspondance comblerait certainement plusieurs vides. Toutefois, telle que nous l’avons reconstituée, la bibliothèque d’Ysaÿe n’en est pas moins un témoignage précieux de l’horizon culturel de ce dernier, que l’on constate éminemment lettré. Au-delà des grands noms de la littérature, la bibliothèque d’Ysaÿe demeure surtout une source pertinente à investiguer pour préciser, voire mettre au jour, certaines dynamiques créatrices et intellectuelles du musicien, notamment grâce au rassemblement moins attendu de certains ouvrages et les marginalia que cette bibliothèque renferme, remarquables par leur étendue. C’est ce que nous verrons notamment dans la suite de notre étude.

Une collection de littérature belge

15Ysaÿe fut toujours attaché à sa patrie et contribua, par l’organisation de multiples concerts, notamment les Concerts Ysaÿe, à animer la vie artistique belge. En collaborant, par exemple, avec le Cercle Artistique et Littéraire et celui des xx, devenu La Libre Esthétique en 1894, Ysaÿe rencontra et se lia d’amitié avec nombre d’artistes et d’écrivains belges.

  • 14 Voir à ce sujet  : Denis (Benoît) et Klinkenberg (Jean-Marie), «  La Littérature dialectale  », (...)
  • 15 [Interview d’Eugène Ysaÿe], dans La Dernière Heure, 6 février 1930, cité par Cornaz (Marie), À l (...)

16Nous avons recensé plus d’une centaine de titres de littérature belge dans la bibliothèque d’Ysaÿe parmi lesquels figurent Camille Lemonnier, Maurice Maeterlinck et Edmond Picard. Dans ce corpus, dont plus de la moitié fait l’objet d’une dédicace, s’observe une remarquable collection d’œuvres théâtrales et poétiques en wallon ou liégeois (66 titres) qui rappelle l’existence d’une littérature régionaliste en Belgique, à l’époque d’Ysaÿe14. Alphonse Tilkin, Henri Simon, Maurice Peclers, Louis Lekeu, Albert Melard, Joseph Mignolet, Joseph Vrindts, Louis Lagauche, Henri Hurard ou encore Victor Malcorps sont autant d’écrivains wallons figurant dans la bibliothèque du musicien. Cette collection est rehaussée par ailleurs de dictionnaires et grammaires de langue wallonne (22 titres), parmi lesquels  : le Dictionnaire des rimes ou Vocabulaire liégeois-français de Jean Haust (Vaillant-Carmanne, 1927), le Vocabulaire des noms wallons d’animaux, de plantes et de minéraux de Ch. Grandgagnage (Gnusé, 1857) et la Grammaire élémentaire liégeoise d’un certain L.M. (Bénard, 1863). Or, une majorité des pièces dédicacées est contemporaine du travail de composition du seul opéra qu’ait composé Eugène Ysaÿe, son Pière Li Houyeû (1928-1931), signifiant «  Pierre le Mineur  », pour lequel il rédigea lui-même le livret. Pour la langue de rédaction, Ysaÿe choisit le liégeois et s’inspira d’un incident réel survenu en région liégeoise en 1886, année où les bassins industriels connurent une déferlante d’émeutes et de grèves ouvrières. Comme le souligne Marie Cornaz, le choix du liégeois n’est en rien anodin dans les années 1920-1930, marquées par des tensions entre Flamands et Wallons suite aux dernières élections de mai 1929  : la Belgique connaît alors une montée du nationalisme en Flandre dont les élus souhaitent imposer le néerlandais comme langue unique dans le nord du pays. Les propos tenus par Ysaÿe en 1930 au sujet de son opéra renvoient explicitement à ces tensions politiques et linguistiques  : «  […] le vieux patois de chez nous porte en lui suffisamment de drame, de poésie, d’amour que pour inspirer une œuvre lyrique originale. Au moment où des divergences regrettables séparent Flamands et Wallons, il fallait que le coq fasse entendre un coup de clairon15.  » Les annotations laissées dans certains dictionnaires wallons ou celles figurant dans Le P’tit Hiérdî de Louis Lagauche ([Impr. Gillard, 1929]), où l’on voit Ysaÿe s’intéressant aux rimes et vocabulaires employés, témoignent du travail rédactionnel du compositeur qui ne devait maîtriser qu’imparfaitement cette langue. Ces marginalia sont les vestiges du processus créateur à l’œuvre dans la bibliothèque du musicien. Grâce à eux, nous pourrions étudier la genèse du livret et, au regard de l’ensemble de la collection, les sources d’inspiration de l’artiste.

La musique

  • 16 Cornaz (Marie), À la redécouverte d’Eugène Ysaÿe, op. cit., p. 189.

17Dans la bibliothèque d’Eugène Ysaÿe, le domaine musical remporte la seconde place. En effet, la littérature relative à la musique constitue un peu plus d’un quart de celle-ci. Sans surprise, une part non négligeable est consacrée à l’histoire et à la manufacture du violon, et plus largement, des instruments à cordes dans diverses civilisations. Dans l’Histoire générale de la musique de La Fage (Au comptoir des imprimeurs unis, 1844), Ysaÿe s’intéressa aux instruments à cordes chez les Égyptiens et les Indiens. Il acquit également la Notice historique sur les instruments à cordes et à archets de Tolbecque (Bernardel, 1898), le Dictionnaire des fabricants de violon de Henri Poidras (Impr. de la Vicomté, 1928) ainsi que La Querelle des Anciens et des Modernes  : lutherie italienne ou lutherie française  ? de Paul Kaul (Impr. de Bretagne, 1927). Son attention se porta parallèlement sur les biographies de virtuoses du violon tels Paganini, Viotti, Vieuxtemps et Joseph Joachim. On le voit, Ysaÿe eut à cœur de s’instruire sur son instrument de prédilection, tout en s’offrant au cours de sa vie plusieurs violons d’exception, dont un Guarnerius et un Stradivarius. De ces lectures, Ysaÿe aurait tiré quelques notes qu’il aurait malheureusement égarées, selon Cornaz, sur le bateau l’amenant, sa famille et lui, en Angleterre durant la Grande Guerre16, ce qui l’aurait attristé. Ysaÿe projetait-il de publier un ouvrage relatif au violon  ?

18Au-delà de la thématique violonistique, la bibliothèque d’Ysaÿe comprend aussi de nombreux dictionnaires et traités concernant l’histoire de la musique française et étrangère, parmi d’autres  : l’Histoire de la musique de Jules Combarieu (Colin, 1920, 3 vol. ), ainsi que les célèbres Biographie universelle des musiciens de François-Joseph Fétis (Firmin-Didot, 1865-1866, 8 vol. ) et Dictionary of Music and Musicians de Georges Grove (Macmillan, 1900, 4 vol. ). Pour clôturer cette énumération, soulignons l’existence des incontournables traités d’harmonie, de contrepoint et d’instrumentation qui ont servi à parfaire la formation de compositeur d’Ysaÿe, autodidacte en ce domaine et dont les Six Sonates pour violon seul (op. 27, 1923-1924), redoutables de technicité, font partie intégrante du répertoire du violon. Nous nommons  : le Traité général d’instrumentation de François-Auguste Gevaert, alors directeur du Conservatoire de Bruxelles (Gevaert & fils, 1863), le Traité de contrepoint et de fugue de Théodore Dubois (Heugel & Cie, 1901) et l’ouvrage de référence en orchestration de l’organiste français Charles-Marie Widor, la Technique de l’orchestre moderne (Lemoine & Cie, 1910).

  • 17 Tardy (Cécile), «  Une Bibliothèque dans le monde  : livres et lectures de Vincent Voiture d’apr (...)

19Deux constats peuvent être posés quant à la bibliothèque d’Eugène Ysaÿe  : d’une part, celui d’une bibliothèque manifestant des connaissances multiples bien que concentrées majoritairement sur la littérature et la musique, et portant sur des cultures diverses  ; d’autre part, celui d’une bibliothèque abondamment annotée, signe d’une appropriation qualitative et quantitative de la bibliothèque par le musicien qui mobilise ses lectures – nous y viendrons – dans le développement d’une pensée particulière de son art et de sa pratique. En effet, Ysaÿe est loin d’être un lecteur dilettante  : sa bibliothèque constitue, pour lui, un espace d’innutrition qui, par les réseaux multiples des lectures, enrichit non seulement sa culture générale mais aussi ses connaissances plus spécifiquement musicales, stimule la réflexion et nourrit son inspiration artistique. À ce titre, la bibliothèque d’Ysaÿe peut être qualifiée de «  bibliothèque vivante  », selon la formule de Cécile Tardy, définie comme «  la somme des connaissances amassées mais aussi leur appropriation, d’un point de vue qualitatif17  ». Dans la bibliothèque d’Ysaÿe, cette appropriation s’observe sous la forme de marginalia, qui sont autant de matérialisations des dynamiques intellectuelles du musicien et que nous allons dès à présent étudier.

Les marginalia du «  musicien génial  »

20Usant du crayon ordinaire, bleu ou rouge, Ysaÿe a annoté une centaine de volumes. Ses annotations se partagent entre des notes dites «  verbales  » (commentaires en marge, mais aussi signes de ponctuation tels que le point d’interrogation ou d’exclamation) et des notes dites «  non-verbales  » («  X  », «  […]  », soulignements, ondulations, coins pliés). Notons qu’aucune annotation proprement musicale (un rythme, un accord) ne figure dans la bibliothèque littéraire. Néanmoins, au vu du contenu de ces annotations ou des extraits concernés par les notes non-verbales, il semble qu’Ysaÿe pratiqua la lecture à l’aune de sa nature d’artiste, de violoniste et de virtuose. À ce titre, l’ex-libris d’Ysaÿe, sur lequel se rencontrent musique et littérature, rejoint cette idée d’un art musical soumis à l’intellectualité du musicien. Que l’ouvrage relève du littéraire, du philosophique ou du musical, la lecture se veut avant tout, chez Ysaÿe, didactique, approfondissant sa connaissance de la musique, mais aussi de sa propre personne musicienne dans un geste d’auto-identification. Ainsi, à la description par Plutarque d’Alexandre Le Grand dans sa vingtième année, Ysaÿe s’exclame dans la marge du volume  : «  Moi à 20 ans  !  » (dans La Vie des hommes illustres, Charpentier-Fasquelle, 1892), tandis qu’à la description de l’«  homme sensible moderne  » par Baudelaire dans ses Paradis artificiels (Calmann-Lévy, 1901), il avoue  : «  Je me reconnais là  ? !  » Autrement dit, l’étude des marginalia nous permet d’approfondir notre connaissance du musicien, selon deux perspectives au moins. D’une part, cela nous renseigne sur le jugement qu’Ysaÿe portait sur certains compositeurs et œuvres musicales, ce qui est significatif lorsque l’on songe aux diverses casquettes du violoniste aussi chef d’orchestre, organisateur de concerts et compositeur. D’autre part, cela nous précise la pensée d’Ysaÿe, c’est-à-dire sa conception de l’art musical et de sa pratique. Nous allons nous concentrer sur la seconde perspective.

  • 18 Cité par Cornaz (Marie), À la redécouverte d’Eugène Ysaÿe, op. cit., p. 42-43.

21De nombreux marginalia d’Ysaÿe témoignent d’un intérêt, voire d’une obsession, pour tout ce qui a trait au «  musicien génial  » et à ses responsabilités auprès de la foule, son audience. Par le biais de ces marginalia, Ysaÿe dévoile une personnalité artistique soucieuse de se comprendre et de se définir, lui qui confessait déjà en 1885  : «  Par le travail, j’échappe même à une obsession que j’ai souvent et qui consiste à chercher pourquoi  ? pour qui  ? Dans quel but je voyage, je joue du violon devant du monde, et use ainsi toute illusion, le meilleur de moi-même et mes forces vitales18  ?  »

  • 19 Flaubert (Gustave), Par les champs et les prés  : voyage en Bretagne, Paris, Charpentier, 1900, (...)

22À la lecture des vies d’hommes mémorables, qu’ils soient artistes, politiciens ou philosophes, Ysaÿe tente de trouver une réponse à la question toujours posée  : qu’est le génie finalement  ? Il parcourt alors les Vies des hommes illustres de Plutarque (Charpentier-Fasquelle, 1892) et l’Essai sur l’histoire universelle de Prévost (Hachette, 1865) à la lecture desquels il s’intéresse aux figures d’Alexandre Le Grand et de Démosthène  ; il étudie la vie de Rabelais dont il souligne que la gloire, «  comme celle de tous les grands hommes, de tous les noms illustres, a été vivement et pendant longtemps disputée19  », et le Jésus-Christ du Père Didon dont les passages soulignés laissent transparaître l’angoisse d’Ysaÿe visant le génie humain condamné au dépérissement puis à l’oubli  :

  • 20 Didon Père, La Vie de Jésus-Christ, Paris, Plon-Nourrit & Cie, 1892, vol. 1, p. 161.

Quelque grand qu’il soit, nul génie humain n’est parfait, il a ses limites et ses excès, ses faiblesses et ses violences, ses intuitions soudaines et ses éclipses, ses erreurs et ses aveuglements. Son inspiration intermittente s’épuise  ; ses œuvres se dissolvent et vieillissent  ; ses créations tôt ou tard sont dépassées20.

  • 21 Ysaÿe (Eugène), «  Le Rôle créateur de l’interprète  », dans Cahiers Ysaÿe, n°  2, 3e trimestre (...)
  • 22 Le Bon (Gustave), La Psychologie des foules, Paris, Alcan, 1902, p. 59.
  • 23 Didon Père, La Vie de Jésus-Christ, op. cit., p. 161.
  • 24 Ysaÿe (Eugène), «  Réflexions sur nos concours de violon – Bruxelles 1897  », dans Bulletin de l (...)
  • 25 Ysaÿe (Eugène), «  Henri Vieuxtemps mon maître  », dans Cahiers Ysaÿe, n°  1, 4e trimestre 1968, (...)
  • 26 Ysaÿe (Eugène), «  Réflexions sur nos concours de violon – Bruxelles 1897  », op. cit.
  • 27 Ysaÿe possédait 10 volumes des œuvres de Goethe, dont ses Mémoires, ses Conversations, sa poésie (...)

23L’obsession d’Ysaÿe pour ce qui a trait au génie rejoint nécessairement ses interrogations sur ce qu’est la foule, cette foule qui détient la destinée du génie dans le creux de ses innombrables mains. Concluant que «  le théâtre et la musique, c’est l’art des foules21  », Ysaÿe tente d’appréhender ces masses, notamment à la lecture de la Psychologie des foules de Gustave Le Bon (Alcan, 1902) et du Jésus-Christ du Père Didon (Plon-Nourrit, 1882), au cours de laquelle il souligne, encadre, commente plusieurs passages. Il rejoint les déclarations de ces auteurs qui affirment respectivement  : «  Qui connaît l’art d’impressionner l’imagination des foules connaît aussi l’art de les gouverner22  » (Le Bon)  ; «  Livrée à ses instincts et à ses inspirations vagues, la foule, passive et sans initiative, obéit à l’impulsion de ses maîtres […]23  » (Didon). L’interprète-virtuose se doit dès lors d’être l’équivalent en musique, «  le plus grand de tous les arts24  » selon Ysaÿe, d’un monarque éclairé dont le devoir est de «  transporter [la foule] dans les régions du beau25  » et de lui faire connaître «  la concorde, la fraternité, le baiser universel26  ». Selon Ysaÿe – et cela est propre à une conception romantique largement partagée par les musiciens de sa génération –, la musique est comprise comme civilisatrice des masses à condition qu’au-delà de la technique, l’art musical, et surtout l’interprétation, touche au cœur et à l’esprit humains. À ces conditions alors, l’art se fait art, et l’interprète, virtuose, voire «  sur-créateur  », selon la formule d’Ysaÿe qui entendait dans l’interprétation participer au travail de création et de pérennisation de l’œuvre. À ce titre, les propos de Goethe, très apprécié et abondamment lu par Ysaÿe27, durent confirmer sa pensée  :

  • 28 Goethe (Johann Wolfgang von), Conversations  : 1822-1832, Paris, Charpentier-Fasquelle, s. d., v (...)

Il est bizarre de voir où les compositeurs contemporains sont conduits par la perfection actuelle du mécanisme et de la partie technique  ; ce qu’ils font, ce n’est plus de la musique  ; cela est au-dessus du niveau des sentiments humains, et notre esprit et notre cœur ne nous fournissent plus rien que nous puissions faire servir à l’interprétation de pareilles œuvres. Quel effet cela vous fait-il  ? Pour moi, tout cela me vient dans les oreilles, et c’est tout28.

24Cette réflexion sur ce que doit être et accomplir l’interprétation musicale est poursuivie lors de la lecture du philosophe et poète français Edgar Quinet. Dans la préface des Esclaves de Quinet (Hachette & Cie, 1895), Ysaÿe qualifie un passage sur l’objet de l’art dramatique de «  Beau et juste  », sorte de qualification méta-discursive indirecte sur l’art musical  :

  • 29 Quinet (Edgar), Prométhée. Les Esclaves, Paris, Hachette & Cie, 1895, p. 165.

Ébranler l’âme en tout sens n’est pas seulement l’objet de l’art dramatique. Il ne me suffit pas que mon cœur soit entre vos mains  ; je veux encore dans cette émotion, ce trouble, sentir une force virile qui se dégage du fond même de votre œuvre, et qui, en se communiquant à moi, m’élève au-dessus de moi-même. Participer d’une nature supérieure, devenir pour un moment un héros, dans la compagnie des héros, c’est la plus grande joie que l’âme humaine soit capable d’éprouver. Voilà en quoi se ressemblent les théâtres d’Eschyle, de Sophocle, de Shakespeare, de Corneille, de Racine. Que me font les différences artificielles qui les séparent  ? Le principe chez eux est le même. Ils m’arrachent à ma raison vulgaire  ; ils me prêtent un moment de grandeur morale. Tout est là29.

25Et, justement, tout est là. Cette citation n’en appelle, pour le moment, aucune autre tant elle est éclairante sur la personnalité et la pensée d’Eugène Ysaÿe.

Conclusion

  • 30 Ysaÿe (Eugène), «  Henri Vieuxtemps mon maître  », op. cit.

26Ysaÿe ayant très peu écrit en dehors de sa correspondance, sa bibliothèque et les annotations qui la parsèment sont une des voies que nous pouvons privilégier afin d’approfondir notre connaissance de ce musicien aux multiples casquettes. Premièrement, selon la perspective d’un Ysaÿe-compositeur, la bibliothèque devient une source pertinente à investiguer en ce que celle-ci participe à la genèse de certaines compositions, à l’exemple du Pière Li Houyeû. Deuxièmement, considérant qu’Ysaÿe était aussi organisateur de concerts, chef d’orchestre et pédagogue, sa bibliothèque devient le réceptacle, d’une part de ses réseaux amicaux et professionnels à travers la multitude des dédicaces, d’autre part de son opinion quant à la production musicale passée et présente manifestée dans les marginalia. Troisièmement, et il s’agit là de la perspective que nous avons souhaité approfondir dans le cadre de cet article, la bibliothèque peut mettre en lumière certains aspects de l’univers culturel et intellectuel ayant participé à l’évolution artistique de ce musicien. L’examen d’une part des marginalia, à travers un réseau de lectures issues de domaines divers (littérature, histoire, philosophie, sociologie…), a révélé la révolution opérée par Ysaÿe dans sa conception de l’artiste génial et de son véritable rôle auprès de la foule qui le définit et dont il doit tout en même temps, selon lui, «  émouvoir [le] cœur  », «  diriger [l’]esprit  », «  tenir d’une main ferme [l’]âme sous l’archet30  ». Dans cette même troisième perspective, il serait également intéressant d’interroger l’implication de la littérature wallonne, dont le musicien possédait une impressionnante collection, dans la construction de son identité d’interprète-virtuose.

27Investir la bibliothèque d’un créateur nécessite un examen au-delà des seuls grands noms attendus qu’elle contient ou aurait pu contenir  ; la bibliothèque appelle à explorer les zones moins attendues ou connues et à s’intéresser aux usages qui lui ont été assignés. De manière générale, notre cas d’étude nous a permis d’envisager la bibliothèque comme une source et un outil herméneutique pertinent pour analyser l’évolution artistique et intellectuelle du musicien. Bien plus, au-delà de la seule perspective génétique, la bibliothèque du musicien trouve sa légitimité grâce au nouvel éclairage ou à la précision qu’elle peut apporter concernant l’appréhension, par le musicien, de son art et de sa pratique. Ceci suppose néanmoins une appropriation de la bibliothèque par le musicien et ce processus, selon nous, ne se distingue pas de manière significative de l’appropriation accomplie par l’écrivain ou par l’artiste plasticien. Toute bibliothèque de créateur semble à ce titre canaliser les mêmes aspirations quant à la recherche d’inspiration, l’approfondissement de connaissances artistiques (qu’elles soient littéraires, musicales, picturales…) et le développement d’une conception particulière de la personne de l’artiste en tant que créateur et de son art en tant que création.

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Notes

1 Pour une biographie complète et détaillée de la vie et de la carrière d’Eugène Ysaÿe, voir  : Cornaz (Marie), À la redécouverte d’Eugène Ysaÿe, Turnhout, Brepols, 2019.

2 Le qualificatif «  littéraire  » renvoie ici, non pas seulement aux Belles-Lettres, mais à toutes les littératures (scientifique, politique, philosophique…), en ce compris la littérature traitant de la musique (musicologique, musicographique…). Concernant la bibliothèque musicale d’Ysaÿe, composée de partitions, nous renvoyons à l’article de Joanna Staruch-Smolec dans ce même numéro.

3 Au sujet du fonds Fétis, voir  : https://www.kbr.be/fr/fonds-francois-joseph-fetis/.

4 Jusqu’à aujourd’hui, les bibliothèques de musiciens n’ont fait l’objet d’aucune publication méthodologique ou théorique d’envergure servant de référence en la matière, alors que les bibliothèques d’écrivains et d’artistes plasticiens bénéficient notamment des publications suivantes  : D’Iorio (Paolo) et Ferrer (Daniel), dir., Bibliothèques d’écrivains, Paris, cnrs Éditions, 2001  ; Belin (Olivier), Mayaux (Catherine) et Verdure-Mary (Anne), dir., Bibliothèques d’écrivains  : lecture et création, histoire et transmission, Turin, Rosenberg & Sellier, 2018  ; Levaillant (Françoise), Gamboni (Dario) et Bouiller (Jean-Roch), dir., Les Bibliothèques d’artistes (xxe-xxie siècles), Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, 2010  ; Le Men (Ségolène), «  Les Bibliothèques d’artistes  : une ressource pour l’histoire de l’art  », dans Perspective, n°  2, Bibliothèques, 2016, p. 111-132.

5 Larbaud (Valery) et Paulhan (Jean), Correspondance, 1920-1957, Paris, Gallimard, 2010, p. 201, cité par Belin (Olivier), Mayaux (Catherine) et Verdure-Mary (Anne), dir., Bibliothèques d’écrivains, op. cit., p. XIII.

6 Lettre d’Eugène Ysaÿe à son épouse, 21 septembre 1917, citée par Ysaÿe (Antoine), Eugène Ysaÿe. Sa Vie – son Œuvre – son Influence, d’après les documents recueillis par son fils, Bruxelles / Paris, Éditions L’Écran du monde / Les deux Sirènes, 1947, p. 215.

7 Pour deux de ses mélodies, Ysaÿe rédigea vraisemblablement lui-même le poème  : «  Le Jour de fête. Compliment enfantin  » (ym1, 1879) et «  Automnale vertu  » (ym4, 1892).

8 Lettre d’Eugène Ysaÿe à Théodore Lindenlaub, citée par Ysaÿe (Antoine), Eugène Ysaÿe, op. cit., p. 117.

9 Pour toute information supplémentaire, voir  : https://www.grandcurtius.be/fr/les-collections/arts-decoratifs/le-studio-eugene-ysaye. Nous remercions le personnel du Grand Curtius, et plus particulièrement Joël Tiberghien, de nous avoir gentiment accueillie et permis de consulter la bibliothèque d’Eugène Ysaÿe.

10 Lettre d’Eugène Ysaÿe à son épouse, 11 août 1894, citée par Cornaz (Marie), À la redécouverte d’Eugène Ysaÿe, op. cit., p. 82.

11 Rahmani (Abderzak), Inventaire de la bibliothèque d’Eugène Ysaÿe. Musée de l’Architecture, mémoire, Institut provincial d’études et de recherches bibliothéconomiques, 1978-1979.

12 La dédicace apparaît dans le volume suivant  : Maus (Madeleine), Trente Années de lutte pour l’art  : 1884-1914, Bruxelles, Librairie de l’Oiseau bleu, 1926.

13 Hesse (Hermann), Une bibliothèque idéale, Paris, Payot & Rivages, c2012.

14 Voir à ce sujet  : Denis (Benoît) et Klinkenberg (Jean-Marie), «  La Littérature dialectale  », dans La Littérature belge. Précis d’histoire sociale, Bruxelles, Espace Nord, 2005, p. 202-208.

15 [Interview d’Eugène Ysaÿe], dans La Dernière Heure, 6 février 1930, cité par Cornaz (Marie), À la redécouverte d’Eugène Ysaÿe, op. cit., p. 261-262.

16 Cornaz (Marie), À la redécouverte d’Eugène Ysaÿe, op. cit., p. 189.

17 Tardy (Cécile), «  Une Bibliothèque dans le monde  : livres et lectures de Vincent Voiture d’après son inventaire et sa correspondance  », dans Nédelec (Claudine), dir., Les Bibliothèques, entre imaginaires et réalités, Artois, Artois Presses universitaires, 2009, p. 346-347.

18 Cité par Cornaz (Marie), À la redécouverte d’Eugène Ysaÿe, op. cit., p. 42-43.

19 Flaubert (Gustave), Par les champs et les prés  : voyage en Bretagne, Paris, Charpentier, 1900, p. 307.

20 Didon Père, La Vie de Jésus-Christ, Paris, Plon-Nourrit & Cie, 1892, vol. 1, p. 161.

21 Ysaÿe (Eugène), «  Le Rôle créateur de l’interprète  », dans Cahiers Ysaÿe, n°  2, 3e trimestre 1969, p. 11.

22 Le Bon (Gustave), La Psychologie des foules, Paris, Alcan, 1902, p. 59.

23 Didon Père, La Vie de Jésus-Christ, op. cit., p. 161.

24 Ysaÿe (Eugène), «  Réflexions sur nos concours de violon – Bruxelles 1897  », dans Bulletin de la Fondation Eugène Ysaÿe, n°  45, 1er trimestre 1975, [p. 1].

25 Ysaÿe (Eugène), «  Henri Vieuxtemps mon maître  », dans Cahiers Ysaÿe, n°  1, 4e trimestre 1968, p. 13.

26 Ysaÿe (Eugène), «  Réflexions sur nos concours de violon – Bruxelles 1897  », op. cit.

27 Ysaÿe possédait 10 volumes des œuvres de Goethe, dont ses Mémoires, ses Conversations, sa poésie et son théâtre.

28 Goethe (Johann Wolfgang von), Conversations  : 1822-1832, Paris, Charpentier-Fasquelle, s. d., vol. 1, p. 260.

29 Quinet (Edgar), Prométhée. Les Esclaves, Paris, Hachette & Cie, 1895, p. 165.

30 Ysaÿe (Eugène), «  Henri Vieuxtemps mon maître  », op. cit.

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Table des illustrations

Titre Fig. 1 Ex-libris d’Eugène Ysaÿe
Légende (Grand Curtius, Liège)
Crédits © Mélanie de Montpellier 2019
URL http://journals.openedition.org/textyles/docannexe/image/4203/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 147k
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Pour citer cet article

Référence papier

Mélanie de Montpellier d'Annevoie, « La Bibliothèque littéraire du violoniste »Textyles, 61 | 2021, 57-72.

Référence électronique

Mélanie de Montpellier d'Annevoie, « La Bibliothèque littéraire du violoniste »Textyles [En ligne], 61 | 2021, mis en ligne le 15 septembre 2021, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/textyles/4203 ; DOI : https://doi.org/10.4000/textyles.4203

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Auteur

Mélanie de Montpellier d'Annevoie

Université libre de Bruxelles

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