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Nucléaire

Sûreté nucléaire : la dissolution de l’IRSN inquiète

L'annonce de la dissolution de l'IRSN est tombée le 8 février 2023. Ici, la centrale nucléaire de Cruas (Ardèche).

Le gouvernement veut fusionner l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) avec l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Au risque de mettre en péril la sûreté nucléaire en France, dénoncent salariés et observateurs.

L’annonce est tombée comme un coup de massue le 8 février, à Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-Seine), au siège de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). « Le directeur général a réuni les délégués syndicaux en conférence à 9 h 15, pour annoncer la disparition prochaine de l’institut. Il n’y a eu aucun temps pour les questions, raconte à Reporterre François Jeffroy, délégué syndical CFDT à l’IRSN. À 9 h 30, il a parlé à tout le personnel. Le communiqué du ministère de la Transition énergétique est arrivé quelques heures plus tard. Personne ne s’y attendait. Quand j’ai demandé à mes collègues de l’intersyndicale ce qu’ils en pensaient, personne n’a répondu. Tous étaient assommés. » Puis, très vite, un sentiment de colère et d’injustice a émergé. « Qu’est-ce qu’on nous reproche ? Rien. Aucun argument précis pour justifier cette sanction ultime : vous disparaissez. »

Plus précisément, le communiqué de la Transition énergétique annonçait la dissolution de l’IRSN. Ses différentes activités doivent être réparties entre l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) pour ce qui est de l’expertise, le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) pour la recherche et le Délégué à la sûreté nucléaire et à la radioprotection pour les activités et installations intéressant la Défense (DSND) pour ses missions relatives au nucléaire militaire.

Cette décision a vraisemblablement été prise pendant le Conseil de politique nucléaire du vendredi 3 février. Parmi les objectifs invoqués, « fluidifier les processus d’examen technique et de prise de décision de l’ASN », alors qu’un chantier titanesque attend la filière nucléaire avec le prolongement des réacteurs existants et la construction de six nouveaux EPR. Et pas question de traîner dans la mise en œuvre de cette réorganisation : le président de l’ASN Bernard Doroszczuk, le directeur général de l’IRSN Jean-Christophe Niel et l’administrateur général du CEA François Jacq devront rendre une première feuille de route dès le lundi 20 février. Un délai serré, pour pouvoir intégrer le changement dans le projet de loi de finances pour 2024, voire dans la loi de relance du nucléaire actuellement en discussion au Parlement.

Avis discordants et liberté de ton

Actuellement, l’IRSN est un établissement public à caractère industriel et commercial (Epic) fondé par un décret de 2002. Outre ses activités de recherche, il aide l’ASN à prendre ses décisions en lui apportant les éléments techniques nécessaires. « Quand un exploitant veut modifier une installation nucléaire, il envoie un dossier de sûreté à l’ASN. L’ASN saisit alors l’IRSN qui instruit le dossier, envoie des questionnaires à l’exploitant, visite l’installation… et rend un avis accompagné de recommandations », explique M. Jeffroy.

Exemple : une installation nucléaire peut-elle fonctionner en toute sûreté en pleine canicule, alors que le mercure dépasse les 50 °C dans certains locaux ? « L’IRSN va rendre un avis sur, entre autres, la résistance des matériaux à des températures élevées. L’ASN, elle, va rendre une décision finale qui tiendra compte de cet avis, mais aussi d’autres paramètres : sécurité de l’approvisionnement en électricité, etc. », développe le syndicaliste. Ce système dual « permet à l’expert de travailler en toute liberté sur la base d’éléments techniques et scientifiques, puisqu’il ne subit pas le poids de la décision à prendre ensuite » apprécie Thierry Charles, contacté par Reporterre.

Il est parfois poussif, reconnaît cependant l’ancien directeur adjoint chargé de la sûreté nucléaire à l’IRSN, aujourd’hui retraité : « Un système à deux acteurs est lourd. Mais conclure que c’est la faute de l’IRSN est trop expéditif. L’expertise d’un dossier de sûreté important, par exemple pour la prolongation d’un réacteur, prend jusqu’à un an et demi. Mais l’ASN peut mettre un an à y donner suite. » Un avis partagé par M. Jeffroy : « Parfois, le manque de fluidité vient aussi de l’exploitant qui n’a pas les moyens techniques de rendre les dossiers de sûreté en temps et en heure. Parfois, c’est le gouvernement qui est lent. Mais quand on veut tuer son chien, on dit qu’il a la rage. »

Cette réorganisation ne permettra pas de garantir un haut niveau d’exigences en matière de sûreté, selon les personnes interrogées par Reporterre. Ici, la centrale nucléaire de Chooz (Ardennes). Wikimedia Commons/CC BY-SA 2.5/Mossot

Car plus que sa lenteur, ses avis parfois discordants et sa liberté de ton qui seraient reprochés à l’IRSN. Dans son rapport publié en 2014, la Cour des comptes a pointé « des actions de communication autonomes de l’IRSN qui posent des problèmes de principe » comme « la publication par la presse des coûts d’un éventuel accident nucléaire sur la base de [ses] rapports », « [ses] prises de position récentes sur la politique énergétique de la France au regard des enjeux de sûreté nucléaire » ou encore « certaines déclarations du directeur général dans la presse sur l’état des centrales nucléaires françaises [qui] peuvent fragiliser l’autorité de l’ASN ». « On sent régulièrement une forme d’agacement de l’ASN par rapport à l’autonomie de réflexion de l’IRSN », observe Yves Marignac, expert nucléaire à l’association négaWatt.

D’ailleurs, contrairement à l’IRSN, scandalisé, et au CEA, qui n’a pas encore communiqué, l’ASN a salué l’annonce du gouvernement. « La réunion des compétences d’expertise technique de l’IRSN avec celles de l’ASN est une décision très positive qui va renforcer l’efficacité du contrôle indépendant de la sûreté et de la radioprotection », a écrit le gendarme du nucléaire à Reporterre. De fait, dès janvier 2020, son président Bernard Doroszczuk avait dit vouloir prendre la main sur l’ensemble de l’expertise nucléaire, avec une mutualisation des moyens financiers des deux organismes au sein d’un « programme budgétaire » spécial, inscrit dans la loi de finances et géré directement par le président de l’ASN, a rappelé Actu-Environnement.

Le manque de regard transversal inquiète

Alors, cette réorganisation permettra-t-elle de « garantir un haut niveau d’exigences en matière de sûreté », comme l’assure le gouvernement dans son communiqué ? Non, répondent en chœur les personnes interrogées par Reporterre. « Cela va complètement déstabiliser le système public d’expertise au moment où l’on en a le plus besoin, s’alarme M. Charles. À l’IRSN, l’ambiance va être morose. Le risque de départs est réel, surtout que les salaires sont 30 à 40 % plus élevés à Orano, EDF et à l’Andra. »

À plus long terme, certaines spécificités de l’IRSN risquent de cruellement manquer à la filière nucléaire. Tout d’abord, son regard transversal. « L’institut réunit en son sein des compétences sur la sûreté et la radioprotection ; sur la sûreté et la sécurité nucléaires — alors que l’ASN n’est compétent que sur la sûreté ; et sur les installations nucléaires civiles et de défense — là aussi partagées entre l’ASN et l’Autorité de sûreté nucléaire de défense, explique M. Charles. À l’IRSN, on travaille sur toutes les installations, ce qui lui confère une très grande expérience. »

« Une réponse inappropriée »

De la même manière, dissocier les activités d’expertise et de recherche de l’IRSN pourrait se révéler contre-productif. « Aujourd’hui, les différents services d’expertise spécialisée — incendie, confinement, etc. — accueillent à la fois des experts et des chercheurs. Cette proximité crée une véritable symbiose qui permet de former des professionnels très compétents », poursuit l’ancien directeur général adjoint de l’IRSN. Si ces services étaient coupés en deux, les uns envoyés à l’ASN, les autres au CEA, cela se traduirait forcément par un appauvrissement des connaissances. « Les experts de l’ASN se retrouveraient à commander des recherches aux chercheurs du CEA. Mais cela n’a pas du tout les mêmes effets en termes d’appropriation des résultats et de formation des experts », déplore-t-il.

Enfin, si l’IRSN intégrait l’ASN, c’est tout le processus de fabrication des décisions relatives à la sûreté nucléaire qui risque de devenir opaque. « Actuellement, le citoyen a une vision complète de toute la chaîne : le dossier de sûreté depuis 2006, les avis de l’IRSN depuis 2015, les décisions finales de l’ASN. Cela permet à chacun de se forger son opinion, apprécie M. Charles. Demain, avec cette réforme, j’ignore ce qui resterait visible de la partie expertise. »

M. Jeffroy, lui, rappelle l’avis de 2014 de la Cour des comptes : « La fusion de [l’ASN et de l’IRSN] constituerait une réponse inappropriée par les multiples difficultés juridiques, sociales, budgétaires et matérielles qu’elle soulèverait. » Cette réorganisation interroge jusque dans l’entourage d’Emmanuel Macron, puisque le parti En Commun, cofondé par l’ancienne ministre de la Transition écologique Barbara Pompili et qui réunit des parlementaires de la majorité, a dit « s’inquiéter » du démantèlement de l’IRSN dans un communiqué du 14 février. Pour M. Marignac, l’objectif du gouvernement n’est pas tant d’améliorer la sûreté, que de l’affaiblir pour accélérer la mise en œuvre des chantiers annoncés par le président de la République : « J’ai l’impression que la décision a été prise pour simplifier la vie de la filière nucléaire. »

Quoi qu’il en soit, les salariés de l’institut n’ont pas l’intention de se laisser faire. Ils ont publié une pétition sur Change.org, qui rassemblait plus de 3 700 signatures le 15 février au soir. Ils ont également contacté les parlementaires spécialisés dans les dossiers énergétiques pour les appeler à refuser la réforme.

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