Aide-mémoire>Aide-mémoire n°94

Droit(s) et Covid-19 en Belgique : entretien sur un régime juridique d’exception

Entretien avec Anne-Emmanuelle Bourgaux

constitutionnaliste à l’UMons

Il n’aura échappé à personne que la ligne politique qui a été tracée et suivie durant cette période et encore actuellement est celle du contrôle, de la coercition et de la sanction, sur fond d’infantilisation généralisée de nos concitoyen·ne·s. Cela ne surprendra certes pas les historien·ne·s attentif·ve·s au passé de notre système politique. Pour autant, on pourra toujours se demander s’il n’aurait pas été possible de traverser cette période sur le mode de la confiance et de la co-responsabilité.1 En attendant, comment cela s’est-il traduit concrètement dans le droit, cette chose obscure que nul·le n’est censé·e ignorer ?

Rencontre avec une constitutionnaliste remontée qui œuvre à faire redescendre le droit à sa juste place : parmi nous tou·te·s, pour se le réapproprier en mode arme de défense massive.

Anne-Emmanuelle Bourgaux, constitutionnaliste à l’UMons

Gaëlle Henrard : Revenons quelque peu en arrière (et sans doute est-ce encore d’actualité), comment les « mesures Covid » ont-elles été adoptées ? Comment a-t-on fabriqué ce droit de secours ?

Anne-Emmanuelle Bourgaux : Dans cette crise sanitaire, on a beaucoup entendu les médecins, les virologues, les épidémiologistes. Moins les juristes en revanche, à qui on donne en général peu la parole. Or, si cette crise a des conséquences sur le plan sanitaire, elle en a énormément sur le plan du droit. Et, là où les médecins viennent à la rescousse du corps humain, il serait opportun que les juristes viennent à la rescousse du corps social. Depuis le 13 mars, nous avons basculé dans un régime juridique exceptionnel. D’une part avec l’adoption d’un régime dit de pouvoirs spéciaux (en vigueur jusqu’à cet été), à tous les niveaux de pouvoir, et d’autre part avec le recours à une loi de 2007 sur la protection civile. Dans ce cadre, au moins deux éléments me paraissent problématiques.

Premièrement l’absence du principe de précaution au regard de l’avalanche d’arrêtés ministériels produits durant cette crise. En matière de production juridique et de pouvoirs spéciaux, des mécanismes de prudence et de contrôle ont spécifiquement été prévus en Belgique au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. C’est précisément le rôle du Conseil d’État, qui remplit d’une part des fonctions préventives d’aide et de conseil juridique à destination des gouvernants, et d’autre part une fonction de sanction de l’action administrative si celle-ci contrevenait à la Constitution, à nos droits et à nos libertés. Comme les pouvoirs spéciaux sont très dérogatoires au droit commun puisqu’ils permettent de se passer des parlementaires, c’est typiquement en période de crise qu’il faudrait redoubler de prudence et se conformer aux procédures de garanties expressément prévues à cet effet. Or, dans la majorité des cas, au nom de l’urgence, on a allègrement contourné cette section de législation du Conseil d’État. Il était pourtant tout à fait possible d’obtenir ses avis rapidement sur les mesures proposées ces six derniers mois… Ce contournement représente un premier problème majeur. Si la collectivité investit dans un Conseil d’État, ce n’est pas pour le contourner au moment où on en a le plus besoin, sur des sujets aussi importants que le tracing et le respect de notre vie privée.

Deuxièmement, il se trouve que la majorité des décisions les plus fortes (bulles de contacts, port du masque, déplacements, etc.) n’ont pas été prises sur le compte des pouvoirs spéciaux mais sur la base d’une loi de 2007 sur la protection civile. Prévue pour les cas de catastrophe et de circonstances exceptionnelles, cette loi permet d’édicter des arrêtés ministériels émanant du seul ministre de l’Intérieur – pour limiter les déplacements et protéger la population lors d’accidents tels que Ghislenghien par exemple. C’est essentiellement sur cette base qu’ont été pris les 17 arrêtés ministériels depuis la mi-mars jusqu’à ce jour, et non sur base des pouvoirs spéciaux, qui ont d’ailleurs pris fin cet été. En termes de qualité juridique, c’est un peu le fond du panier… Un arrêté de pouvoirs spéciaux offre en fait davantage de garanties, notamment en termes de durée et de délibération collégiale. Pris par l’ensemble du gouvernement, celui-ci doit prévoir une limite dans le temps, et faire l’objet d’une autorisation parlementaire en amont (habilitation) et d’un contrôle en aval (confirmation législative) – ce qui n’est pas le cas de ces arrêtés ministériels ! On se retrouve donc dans la situation suivante : un régime d’exception est créé (les pouvoirs spéciaux) mais il est contourné en faveur d’un régime encore plus exceptionnel, expéditif et dérogatoire au droit commun. On en viendrait presqu’à regretter les pouvoirs spéciaux… Un comble. Au-delà de l’urgence qui a prévalu en mars-avril, comment justifier que ce processus si problématique se pérennise jusqu’à ce mois de septembre, alors que la situation sanitaire s’améliore et que la courbe s’écrase2 ?

Gaëlle Henrard : Qu’en est-il de l’approche répressive qui accompagne ces nombreuses mesures ?

Anne-Emmanuelle Bourgaux : Sur base de ces arrêtés ministériels, on a opté, sans débat parlementaire, pour une approche répressive avec la pénalisation d’un certain nombre de comportements. Or cette répression/pénalisation continue de se renforcer malgré l’amélioration de la situation sanitaire. Cependant, la complexité et le manque de clarté qui entoure certaines mesures rend cette approche particulièrement problématique. Notamment en raison de la masse d’arrêtés ministériels, qui ne favorise pas la compréhension des règles pour les citoyens, mais aussi en raison des différences locales entre commune (Bruxelles, Anvers, etc.). Sans compter que certaines mesures ont fait l’objet d’une approche répressive, mais pas toutes (le port du masque mais pas la bulle de cinq par exemple). Un tel manque de clarté aurait sans doute été évité si on avait soumis ces textes au Conseil d’État. Il ne s’agit pas de pudibonderies juridiques : à partir d’un droit de piètre qualité, on crée de l’arbitraire au niveau de la police, synonyme in fine d’inefficacité et surtout d’injustice – ce qui impacte largement l’état de nos droits et libertés.

Les exemples concrets sont nombreux : ainsi en va-t-il du très contesté port du masque qui, s’il était prévu au départ comme un outil de « déconfinement » – par exemple pour les transports en commun ou pour les espaces clos où la distanciation physique ne pouvait être respectée –, s’ajoute désormais aux autres mesures comme la distanciation physique. Aujourd’hui, même si vous êtes seul·e dans un cinéma, vous devez le porter, ce qui n’a pas de sens.

Gaëlle Henrard : Que pensez-vous de la systématisation des amendes administratives imposées dans ce contexte ?

Anne-Emmanuelle Bourgaux : Les amendes administrati-ves reposent sur une loi de 2013 qui permet d’« administrativer » la politique pénale, autrement dit d’autoriser les communes (policiers ou fonctionnaires communaux assermentés) à infliger des amendes sans emprunter le chemin classique du tribunal, avec toutes les procédures de recours que celui-ci suppose. Or les procédures judiciaires ont été pensées de façon à protéger les droits de la défense et le débat contradictoire – ce qui est primordial y compris pour les petites choses du quotidien, poubelles, parking… En retirant certaines infractions du corpus du droit pénal et en les punissant par des amendes administratives, on supprime du même coup les garanties prévues par ce droit pénal !

Ce faisant, le sous-financement de la Justice et le sous-financement des communes se trouvent magiquement résolus, avec des amendes administratives qui permettent de contourner la justice pénale et de renflouer les caisses communales, sur le dos des citoyens dépossédés des moyens de recours prévus par les procédures juridiques. À sa création en 2013, cette possibilité de recourir à l’amende administrative avait cependant été limitée à certains cas spécifiques listés dans la loi, en guise de garantie. Mais ces derniers mois, la situation à cet égard est devenue surréaliste : lorsque les bourgmestres ont annoncé qu’ils allaient imposer des amendes administratives, le Collège des procureurs généraux les a interpellés sur l’illégalité de ce processus.3 Les ministres ont alors brandi un arrêté de pouvoirs spéciaux pour pouvoir déroger à cette loi et permettre aux communes de sanctionner administrativement les règles Covid. Mais il fallait tout de même que ces procédures soient décidées par nos représentants, les conseillers communaux (pour conserver malgré tout une garantie minimale). Or, au motif de l’impossibilité ou de la difficulté de se rassembler, on a décidé (par arrêté de pouvoirs spéciaux au niveau régional) que le collège des bourgmestres et échevins pouvait se substituer aux conseils communaux. C’est donc à nouveau l’exécutif qui a pris les décisions à la place du législatif.

On se retrouve finalement dans une situation extrêmement difficile à vérifier : quelle commune sanctionne quoi, sous quelle forme, suivant quelle législation… D’autant plus difficile à vérifier qu’il n’y a aucune publicité des décisions prises par commune. Rappelons au passage que la perception immédiate d’une amende administrative ne peut être rendue obligatoire : il s’agit bien d’une faculté et non d’une obligation. Or on observe une mécanisation de la perception immédiate, ce qui complique forcément la contestation a posteriori.

Gaëlle Henrard : Pourquoi s’obstiner sur cette voie répressive d’après vous ?

Anne-Emmanuelle Bourgaux : À partir du moment où on a activé les peurs et qu’on vise le risque zéro, on entre dans un cercle vicieux en matière de précaution du risque sanitaire. Je pense que nos dirigeants sont lancés sur cette voie comme on serait lancé sur une autoroute (sans compter la fatigue, qui n’aide pas à prendre des décisions sereinement). Quel·le ministre, quel·le parlementaire, quel·le bourgmestre prendrait l’initiative d’arrêter un instant la machine pour prendre le temps de la réflexion, en particulier pour interroger la pertinence ou non de pérenniser ce régime d’exception ? Et dans la négative, comment justifierait-on rétrospectivement les quelque 100.000 infractions pénales enregistrées depuis la mi-mars4 ? La question est donc de savoir qui va arrêter cette course menée tambour battant et selon quels critères. L’immunité collective ? Toutes les mesures adoptées nous en éloignent. La découverte d’un vaccin ? Il faut un délai clinique très long pour pouvoir compter sur un vaccin de manière sérieuse. C’est donc ici et maintenant que nos dirigeants doivent prendre la mesure du basculement juridique qu’ils opèrent, au nom de la seule sécurité sanitaire.

Gaëlle Henrard : On se sent un peu coincés là… Quelle sortie de tunnel juridique percevez-vous ?

Anne-Emmanuelle Bourgaux : Je pense que les parlementaires doivent reprendre leurs prérogatives et débattre sur le fond d’un certain nombre de questions. Que vise-t-on pour définir la fin de la crise ? Avec quels moyens ? Faut-il ou non poursuivre une approche répressive, a fortiori avec un tel arbitraire ? Je rappelle au passage qu’en 1830 les Congressistes, qui avaient fait les frais d’une politique arbitraire menée par arrêtés, avaient élaboré une Constitution à même de supprimer ce régime d’arbitraire. Lorsqu’on nous dit qu’il faut porter le masque dans une salle de cinéma en plus de la distanciation physique et que sinon, c’est 250 e d’amende, ce n’est pas raisonnable ! J’aimerais que l’on soumette la question aux députés. Les 150 députés fédéraux doivent absolument se ressaisir de ces questions et demander au ministre de l’Intérieur de mettre un terme aux mesures de crise. La politique, ça existe. Et jusqu’à présent, on n’a rien trouvé de mieux que les débats parlementaires – qui par ailleurs sont rendus publics là où la gestion actuelle de la crise est complètement opaque.

Gaëlle Henrard : Dans un tel contexte, la désobéissance civile vous paraît-elle opportune ?

Anne-Emmanuelle Bourgaux : En complément de la démocratie parlementaire, je crois davantage à l’opportunité de voies telles que la consultation populaire ou le référendum plutôt qu’à la voie de la désobéissance civile au vu du potentiel conflictuel qui est en train de grandir. Lorsque des villes de la côte flamande se ferment comme au Moyen Âge aux étrangers et aux pauvres, avec à la clé une répression excessivement dure suivant un profilage ethnique, on entre dans un inacceptable inouï. Aujourd’hui, face à une désobéissance civile, c’est un arsenal répressif complet qui est prêt. Sans compter que dans ce climat installé depuis des mois, avec un clivage grandissant entre ceux qui sont favorables aux mesures et ceux qui s’y opposent, les « désobéissants » sont immédiatement pointés du doigt pour incivisme, accusés de mettre la vie des autres en danger et de favoriser un potentiel rebond de l’épidémie. C’est tout le caractère pernicieux de cette situation, en termes de pression et de contrôle social.

Pour nous sortir de là, je crois sincèrement au potentiel de la voie juridique. Elle nous donne des moyens de réagir, il faut les utiliser. Et si je ne nie pas combien il peut être difficile, effrayant et coûteux, le recours en justice reste une réelle arme de défense. N’oublions pas aussi la voie politique : interpellons nos parlementaires et nos conseillers communaux, demandons-leur de mettre un terme immédiat à cet état d’exception. Le droit n’a pas à être mis tout entier au service de la pandémie, de façon médiocre et par le seul pouvoir exécutif délié du travail et des garanties du législatif et du judiciaire.

  1. Mots qui ont certes fait partie du petit lexique gouvernemental pendant « la crise », mais dont on aura du mal à imaginer qu’ils aient été prononcés dans l’esprit du (bon-)sens du commun…
  2. Cet entretien a été réalisé en date du 1er septembre 2020.
  3. https://www.om-mp.be/fr/article/infractions-corona-college-procureurs-generaux-recommande-mesures-repressives-legales.
  4. https://www.om-mp.be/fr/node/11.