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Européennes. Le spectre de l’abstention

Près de six électeurs sur dix disent ne pas vouloir se déplacer le 26 mai. Parmi eux, une surreprésentation des jeunes, d’employés et d’ouvriers. Il reste 23 jours pour inverser la donne.

 

Claudio n’ira pas voter le 26 mai. Délibérément. Ce gilet jaune de Loches, croisé à la manif du 1er mai, à Tours, prévient, avec sa voix éraillée : « J’ai voté aux dernières élections européennes.» Mais il n’ira voter, désormais, que «lorsque le RIC sera mis en place ou le vote blanc reconnu». Cela ne risque pas d’arriver : Emmanuel Macron a écarté ces deux mesures le 25 avril dernier. Des Claudio, il y en aura des millions lors des prochaines élections européennes. D’après le dernier sondage Ifop, réalisé le 30 avril, près de 59 % des électeurs disent leur intention de se déplacer. C’est trois points de plus qu’en 2014. A moins d’un mois du scrutin, on connaît d’avance le futur vainqueur : l’abstention devrait être le premier parti de France. Bien loin devant la République en marche ou le Rassemblement national, dont le duel est surcommenté sur les plateaux télé.

Cette massification de l’abstention n’a, hélas, rien de nouveau. « Nous ne sommes plus loin du suffrage censitaire », alertait dans nos colonnes le politiste Jean-Yves Dormagen, au lendemain des législatives, en juin 2017. Pour la première fois, les députés avaient été désignés par moins de la moitié du corps électoral, avec une surreprésentation d’électeurs bénéficiant des plus grandes ressources économiques, sociales et culturelles. Des inégalités face au vote qui s’accentuent dans un contexte de très faible participation. «Le fait d’avoir moins de 40 ans ou plus de 85 ans, d’être peu diplômé, d’appartenir aux catégories populaires et, dans une moindre mesure, de vivre seul ou dans un ménage monoparental rend la participation hautement improbable, et cela, même si l’on est bien inscrit sur les listes électorales», constate une étude récente, cordirigée par ce chercheur montpelliérain (1).

Cela devrait encore se vérifier le 26 mai. Un quart des moins de 34 ans comptent aller voter, contre 69 % des plus de 65 ans, a mesuré l’Ifop (2). Les électeurs de gauche s’abstiendraient à 59 %, contre 41 % pour ceux de droite. L’émiettement du camp progressiste ne va rien arranger, ni le fait que la campagne a tardé à démarrer, en raison du grand débat d’Emmanuel Macron et de l’incendie de Notre Dame. La campagne officielle, pour ne rien arranger, ne débute que deux semaines avant le scrutin…

Certains ne s’y résolvent pas. A Bobigny, Mohamed Aïssani, secrétaire de section PCF, répète sans cesse aux jeunes « qui ne votent plus » que leur vie est « directement impactée par ce qu’il se passe au Parlement européen ». Il cite l’exemple de la garantie jeunes, venant en aide à de nombreux jeunes du 93 qui ne sont ni en emploi ni en formation. Au départ, seuls les pays du Sud de l’Europe étaient visés par ce dispositif mais « sous la pression de l’eurodéputé communiste Patrick Le Hyaric, ce dispositif a été expérimenté dans notre département ». Autre argument avancé : la directive européenne justifiant le changement de statut de la SNCF n’est passé qu’à quelques voix au Parlement européen. A Villetaneuse, où 79,99 % des électeurs n’avaient pas voté en 2014 – record de Seine-Saint-Denis – les porte-à-portes vont s’intensifier ce week-end, rapporte Thierry Duvernay, responsable communiste local.

Malgré leurs bonnes volontés, ces militants savent bien qu’ils ne pourront faire de miracle. Car le désintérêt pour le scrutin européen prend racine sur une profonde crise de la démocratie représentative, qui ne se cantonne pas aux ronds-points. «Personne ne parle pour nous, les jeunes. Comme on ne se sent pas proche de quelqu’un, comme on sait qu’il n’y a personne pour parler en notre nom, de notre réalité, on se retrouve exclu de toute cette dimension politique», témoigne par exemple Samira, jeune femme de 19 ans, habitante de Saint-Denis (74,26 % d’abstention en 2014).

A cette crise démocratique s’ajoute une difficulté à percevoir l’impact de ces élections sur la politique menée en Europe, rappelle Yves Deloye, politiste à Sciences-Po Bordeaux. « Au sein de l’Union européenne, c’est plus complexe qu’au niveau national car il y a, à Bruxelles, un triangle institutionnel où le Parlement, la commission européenne et le conseil des chefs des gouvernements se partagent le pouvoir.» Il faut l’unanimité des Etats pour la modification des traités ou pour prendre une décision importante, et même lorsque la majorité qualifiée s’impose, « les compromis à l’issue de négociations intergouvernementales ne remettent jamais en cause la logique même de l’Union, fondée sur la primauté du droit de la concurrence et sur le dumping social et fiscal », déplorent Attac et la Fondation Copernic dans un ouvrage collectif  (3). Toutefois, rappellent les auteurs, le Parlement européen « n’est pas un parlement croupion ». «Avec l’instauration de la codécision dans de nombreux domaines, le Parlement européen peut bloquer une directive ou modifier en profondeur des règlements en cas de désaccord avec le Conseil (…), ce qui est déjà arrivé à de nombreuses reprises.» Cela vaut donc la peine de se mobiliser.

« Seule l’éducation populaire pourra, à long terme, contrer la montée du chacun pour soi »

De tels enjeux, lointains, restent toutefois difficiles appréhender par des populations ravagées par la précarité. « Comment peut-on sérieusement expliquer que les européennes sont très importantes à une personne au RSA qui n’arrive pas à boucler ses fins de mois ou à une autre qui vit sous la menace d’une expulsion locative ?», confie Mohamed Aïssani, responsable PCF de Bobigny. De telles situations, il les voit chaque jour au local du parti, où les militants tiennent une permanence d’écrivains publics tous les samedis. Dans cette ville,  77,98 % des électeurs ne s’étaient pas déplacés aux urnes en 2014. Combien seront-ils cinq ans plus tard ? Il ne suffira pas de lancer de grands appels au vote, au devoir civique, pour faire revenir les électeurs vers les urnes, insiste Mohamed Aïssani. Pour changer la donne, il faut d’abord contrer les «valeurs individualistes et le chacun pour soi, massivement colportés dans notre société», rappelle ce militant, ardent défenseur de l’éducation populaire. Débat sur l’antiracisme politique, projection de films sur les luttes et l’histoire des femmes immigrées dans les années 1980… il ne chôme pas, avec ses camarades, pour « récréer le sens du collectif » dans ce territoire qui concentre le plus grand nombre de chauffeurs Uber et de VTC en région parisienne. Un travail éreintant et de longue haleine. Il faut «un surcroit de travail et d’énergie politique pour intéresser et mobiliser ces fractions du public, pour les aider à s’orienter dans les débats et les luttes politiques», analyse Daniel Gaxie, politiste à Paris-I Panthéon-Sorbonne (4). Or, l’affaiblissement des partis politiques «s’accompagne d’une diminution de leur travail et capacité d’encadrement et d’assistance. Il en résulte un accroissement des inégalités de participation politique, notamment électorale.»

1. Céline Braconnier, Jean-Yves Dormagen et Baptiste Coulmont, dans la Revue française de science politique, 2017

2. Ifop pour le JDD, 23 février.

3. Cette Europe malade du néolibéralisme, Les Liens qui libèrent, 2019.

4. Malaise dans la représentation, AOC Média, avril 2019.

 
 

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