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La chronique Carta Academica: Démocratie et covid: la (dés)union fait la force

Tous les samedis, « Le Soir » publie la chronique d’un ou plusieurs membres de Carta Academica. Cette semaine : historique de la désunion qui fissure notre pays depuis le déclenchement de la crise du covid.

Chronique - Temps de lecture: 9 min

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Lors de la première phase du confinement, la dimension collective et rassembleuse des propos de la Première Ministre Sophie Wilmès a été saluée, en contraste avec la rhétorique guerrière maniée par Emmanuel Macron. Depuis octobre 2020, le nouveau gouvernement De Croo a repris à son compte ce credo fédérateur. Sur les réseaux sociaux, sur les sites officiels, sur les ondes, à l’écran, la campagne 1 équipe pour 11.000.000 s’est déclinée dans toutes les langues nationales. Mais après 13 mois de gestion de la crise covid, la Belgique se fissure. Retour sur l’histoire de cette (dés)union.

1 équipe pour 37 arrêtés ministériels

Aux antipodes des discours officiels qui misent sur la collaboration entre l’État et les citoyen.ne.s, la gestion du covid s’accompagne d’une approche de plus en plus répressive. D’abord, les normes dont le non-respect entraîne une infraction pénale ont augmenté dans le temps, en pénétrant de plus en plus intimement nos foyers. La bulle en est un bon exemple. Pendant le déconfinement du printemps 2020, la bulle n’était pas sanctionnée pénalement. Quand la bulle de 4 réapparaît à l’automne, elle fait l’objet d’une incrimination pénale (1). Par ailleurs, les moyens mis en œuvre dans la politique de poursuite des infractions covid sont devenus de plus en plus intrusifs, notamment parce que les injonctions étatiques s’insinuent dans nos foyers jusqu’aux coins les plus reculés (2). Enfin, la sévérité des sanctions s’est accrue : d’amendes fixées à 250 et 750 euros, elles atteignent dans certains cas… 4.000 euros ! À lire aussi Mesures covid: les bourgmestres tirent la sonnette d’alarme

1 équipe pour 200.615 suspects

En conséquence de cette approche répressive, 200.615 « suspects » sont ou ont été poursuivis pour infraction covid, ce qui signifie qu’un Belge sur 50 serait un covid-délinquant. À rebours des slogans évoquant le training collectif, le citoyen n’est plus un allié. Il devient un ennemi. Pour les Belges, le covid a un coût sanitaire, psychologique, économique, social, culturel, scolaire… mais aussi un coût tout court : les associations de terrain relaient la difficulté pour certaines familles de payer une/des amende(s) dans une situation économique compliquée pour un nombre croissant de ménages. Or, est-il certain que toutes ces infractions sont le fait d’habitants négligents et fautifs ? Il n’est pas excessif de supposer que la multiplication des règles, leur modification fréquente, leur manque de clarté peuvent, en tous cas partiellement, expliquer ces chiffres très importants. Rappelons qu’en début de crise, même les services de police avaient appelé à une clarification des règles. En donnant injonction aux citoyens d’obéir à des règles instables et opaques, le Gouvernement ne dément pas seulement une vision collective de la gestion du covid ; il sème la graine d’une confrontation entre les forces de l’ordre et une population entre lesquelles s’érigent des normes dures dans leur principe, mais élastiques dans leur exécution.

1 équipe sans loi

Jusqu’à présent, cette politique pénale à la main lourde s’est décidée sans délibération parlementaire. Pourtant, le principe de légalité en matière pénale consacré par les articles 12 et 14 de la Constitution exige qu’à tout le moins les incriminations soient définies par le législateur, et que les règles pénales soient claires, prévisibles et accessibles. En prenant au sérieux le rôle de gardien de nos droits et libertés individuels, certains juges de police à Charleroi et Bruxelles ont refusé de condamner des citoyens et citoyennes sur la base d’arrêtés ministériels jugés illégaux. Mais ils ont été beaucoup plus nombreux à condamner sans (trop d’)état d’âme. En ces temps sens dessus dessous, les délits covid ont été confiés de manière exceptionnelle et « temporaire » aux juges de police (3), ces juges tout terrain de la petite délinquance du quotidien. En temps normal, rendre la justice en Belgique est déjà une prouesse dans un contexte de sous-financement structurel. En temps de pandémie, c’est un exploit : nul besoin de braver les ministres pour être un héros ou une héroïne. Pour ces petits juges, se risquer à la critique constitutionnelle, c’est s’exposer à l’appel mais aussi à l’opprobre : refuser de condamner, n’est-ce pas dangereusement remettre en cause toute la politique covid ? Lent à adopter une loi, l’État belge a ici la gâchette facile : via ses procureurs et substituts, il va en appel à tour de bras. À lire aussi «La Boum»: les organisateurs de «faux événements» pourraient invoquer l’expression d’une opinion

Le d(roi)t, la loi, la liberté

Devant le Conseil d’État, les très nombreux plaideurs qui ont attaqué les mesures covid (port du masque, couvre-feu, fermeture de l’horeca, confinement…) se sont heurtés à une lecture juridique conciliante des pouvoirs de la Ministre de l’Intérieur. À rebours de ce positionnement, le 31 mars dernier, le Tribunal francophone de première instance de Bruxelles a rendu en référé une ordonnance qui constate que depuis un an, on assiste à des « restrictions aux libertés publiques sans précédent depuis la IIe Guerre Mondiale  ». Des données concrètes établissent les conséquences dramatiques de ces restrictions telles que « l’impact psychologique des mesures sur la santé mentale des enfants et des adolescents (…) ; la mise à mal de l’éducation scolaire et de l’enseignement supérieur ; le fait que les enfants ne puissent plus pratiquer des activités extra-scolaires ; l’augmentation des violences intrafamiliales (…) ; la précarisation sociale, affective et financière d’une large partie des citoyens ; les conditions d’incarcération des détenus ; l’exclusion sociale et familiale des personnes âgées (…) ». Au provisoire et en urgence, le Tribunal constate le défaut de fondement légal des mesures covid et donne injonction à l’État de remédier à cette illégalité « dans un délai de 30 jours » en le laissant « libre dans le choix des moyens pour y parvenir » (4). Depuis, notre Ministre de l’Intérieur est au taquet ! Pour se conformer à cette décision ? Non ! Pour la réformer en appel, pardi. Contraint de jouer enfin en équipe, le Gouvernement préfère toujours la jouer en solo. À lire aussi «Illégalité» des mesures covid: l’État était pressé de plaider

Droit contre Raison d’État (sanitaire)

La finalité légitime (la lutte contre un virus) autorise-t-elle tous les moyens (politiques et juridiques) ? (5) Dans la peur et l’urgence, la Raison d’État sanitaire a fait pardonner beaucoup (trop) à la gestion étatique en passant sous silence des questions cruciales. Pourquoi la gestion de la pandémie en ce XXIe siècle impose-t-elle une mise à l’arrêt de toute la société alors que celle des XIXe et XXe siècles pariaient sur des mesures de prévention collective et sur l’isolement des seuls malades (6) ? Peut-on, au nom de la seule sécurité sanitaire, passer au second plan toutes les autres sécurités (sécurité sociale, sécurité économique, sécurité juridique, sécurité d’existence…)  ? La Raison d’État sanitaire justifie-t-elle de contourner les instances légitimes (Parlements fédéral et fédérés, section de législation du Conseil d’État, Autorité de protection des données), de créer des instances nouvelles (GEES, Celeva, Gems), de gonfler des anciennes (CNS, Codeco) ? Quels sont les objectifs précis poursuivis par cette politique sanitaire très sécuritaire, si on accepte que le risque 0 n’existe pas  ? À lire aussi Marie-Sophie Devresse: «Il est temps de se poser des questions fondamentales sur les options prises»

1 équipe pour 11.000.000 moins 3.000.000

Un an après le déclenchement de la crise, la Belgique paie cash le silence parlementaire sur ces questions cruciales. Elle le paie du prix de la division. Entre générations d’abord. Outre les incidents de l’été dernier sur les plages belges et ceux du 1er avril au Bois de la Cambre, la Belgique compte déjà trois décès de jeunes dans des circonstances liées aux restrictions imposées par la gestion du covid : décès d’Adil en avril 2020 (contrôle du confinement), décès d’Ibrahima en janvier 2021 (contrôle du couvre-feu), décès d’un jeune Anversois en avril 2021 (contrôle de l’interdiction des rassemblements). Le retour du beau temps, la durée des restrictions, leur caractère imprévisible, tous ces facteurs créent le cadre d’une confrontation dangereuse. Rappelons que les 0-25 ans, qui sont environ 3.000.000 (7), sont, dans leur immense majorité, asymptomatiques ou symptomatiques légers (8). Ailleurs, nous reprochons l’utilisation des enfants comme boucliers humains. Mais au fond, ne les utilisons-nous pas comme boucliers sanitaires ? Nous nommons cela de la solidarité. Mais de leur point de vue, n’est-ce pas de la gérontocratie quand les multiples autorités qui les surplombent (des ministres aux parents en passant par les directeur.rice.s, les profs, les éducateur.rice.s, les policiers…) leur intiment l’ordre de ne pas sortir en bande, de porter le masque, de ne pas se voir en groupe, de ne pas venir en cours, de ne pas danser, de ne pas voyager, de ne pas faire de sport, de ne pas aller au concert, etc. etc. etc. ?

1 équipe par secteur, comme dans « Hunger Games »

La désunion se marque également entre les secteurs. À force de distinguer les « essentiels » des autres, l’État belge a créé les conditions d’une rivalité malsaine, aux antipodes des slogans rassembleurs. De plus, nos gouvernant.e.s sous-estiment la violence de leur gestion étatique erratique. Entre le risque de l’annonce d’une fermeture, la crainte d’une non-ouverture et le stress d’aménagements versatiles et déconnectés des réalités de terrain, chaque Codeco se transforme en Hunger games entre secteurs. Écoles ou Horeca ? Artistes ou Coiffeurs ? 1 équipe pour 11.000.000, vraiment ? Dans une démocratie représentative, il n’existe qu’une seule équipe pour ces 11.000.000 : les 150 députés qui ont été élu.e.s – contrairement aux deux ministres omniprésents dans la gestion de cette pandémie. Dans la très attendue « loi corona », il appartient à ces députés et députées d’apporter enfin des réponses claires à ces questions cruciales, de manière publique et pluraliste. À lire aussi Carte blanche: Une loi pandémie doit être à la hauteur d’un défi historique dans l’intérêt de tous

*Toutes les chroniques de Carta Academica sont accessibles gratuitement sur notre site.

(1) Article 3 de l’arrêté ministériel du 8 octobre 2020, M.B., 08/10/2020.

(2) L’article 6 de l’arrêté ministériel du 6 mars 2021 (M.B., 07/03/2021) va jusqu’à réglementer l’utilisation de nos WC pour en permettre l’usage par les membres de la buitenbulle élargie à 10.

(3) Article 13 de la loi du 20 mai 2020, M.B., 29/05/2020.

(4) Tribunal de première instance francophone de Bruxelles (réf.), ordonnance du 31 mars, § 55, 57, 67, 77 et 79.

(5) À relire encore et encore : la trilogie d’Arthur Koesler sur cette maxime de Machiavel (Le Zéro et l’infini, Spartacus et Croisade sans croix).

(6) La lecture des Pandectes, encyclopédie juridique de la fin du XIXe siècle, est édifiante à ce sujet. Pour la peste, le choléra ou encore la fièvre aphteuse, les mesures juridiques ciblaient le confinement des malades et non le confinement de l’ensemble de la société. Pour une vision érudite de l’histoire juridique sanitaire belge : Yernault D., « Pouvoirs et devoirs de la politique sanitaire pour endiguer la pandémie de covid-19, Carnet de crise # 24 du Centre de droit public, 06/05/2020.

(7) Statbel.be, « Population par groupes d’âge et par sexe pour la Belgique », 2010-2020.

(8) Sciensano, Bulletin épidémiologique hebdomadaire, 09/04/2021, pp. 31 et 34.

 

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14 Commentaires

  • Posté par Debersaques Bart, vendredi 23 avril 2021, 23:09

    on perdais des belges en 2018 aussi voir https://statbel.fgov.be/fr/themes/population/mortalite-et-esperance-de-vie/causes-de-deces#panel-12

  • Posté par Otte Gérard, mardi 20 avril 2021, 0:27

    Très bonne analyse et synthèse révélant les balbutiements erratiques d'un système à équilibre fragile subitement mis à l'épreuve (voire mis à nu) par une situation inédite. Si les premières mesures de nature martiale (mars 2019) prises dans la précipitation de l'urgence (non anticipée suite au déni irresponsable de qui vous savez) pouvaient être compréhensibles dans ce contexte de panique, les mesures coercitives qui ont suivit, prises à la petite semaine, ont désarçonné nombre de concitoyens, l'excuse de l'urgence devenant surannée. L'incurie notoire et répétée ( déni suspect de l'intérêt du port du masque suivit par la révélation de la destruction du stock de masques FFP2 en 2018 non réapprovisionné, improvisations hasardeuses d'approvisionnement auprès de fournisseurs douteux laissant un mauvais goût de gaspillage des deniers publics etc.) n'a certes pas contribué à l'adhésion populaire si nécessaire au succès du combat solidaire à l'épidémie. Les messages brouillés de petits politiciens aux courtes vues électoralistes profitant honteusement de la complication institutionnelle de ce "pays" non plus. La légitimité du respect de l'application des mesures sujettes à interprétation mais laissée à des forces de police non préparées n'a pas été appréhendée non plus. Enfin, attendons un verdict démocratique de ces lois improvisées par cette crise cataleptique. MAIS, n'attendons pas trop! n'attendons pas cela pour AGIR, la bête est vicieuse et peut se chaut de nos atermoiements et états d'âme démocratique. Malgré tout, TOUS ENSEMBLE et MAINTENANT !

  • Posté par Pire Bernard, mardi 20 avril 2021, 8:39

    Votre article est très lisible, je vous rassure. Il ne se contente pas de sujet-verbe-complément et d'un vocabulaire de 500 mots, comme beaucoup d'autres incapables de s'exprimer. Nivellement par le bas, vous disiez ?

  • Posté par Otte Gérard, mardi 20 avril 2021, 1:27

    lire: peu se chaut

  • Posté par Chalet Alain, lundi 19 avril 2021, 16:38

    Article illisible.

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