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Directive pour les travailleurs de plateformes: pour certains, une question de vie ou de mort

Alors que les plateformes disent redouter une multiplication des procédures judiciaires avec des conséquences désastreuses pour l’économie, la présomption de salariat reste plus que jamais au cœur des débats qui s’ouvrent au Conseil, après un passage réussi au Parlement. La Directive obligerait les plateformes à prendre leur responsabilité dans la façon dont elles organisent le travail et à démontrer qu’elles ne traitent pas les travailleurs comme des employés.

Carte blanche - Temps de lecture: 5 min

Le jeudi 2 février 2023 a mis en lumière les différents visages de l’économie de plateforme. Place du Luxembourg, le Parlement Européen – résistant au lobby des plateformes (Uber, Deliveroo pour ne citer qu’eux) – vote en faveur de l’ouverture des négociations sur la proposition de Directive présentée par la Commission en décembre 2021. À 4 km de là, à l’intersection du Boulevard Roi Albert II et de la place Solvay, Sultan Zadran qui effectuait une livraison pour Uber Eat se fait percuter par un bus. Ce père de famille de 38 ans ne rentrera jamais chez lui ; il décédera à la suite de ses blessures quelques heures après.

Les accidents de la route font partie du quotidien des coursiers à vélo qui travaillent pour des plateformes, et cela partout en Europe. Mais l’accident de Sultan Zadran est le premier accident mortel en Belgique d’un livreur à vélo. Est-ce que cet accident aurait pu être évité ? Très certainement. Est-ce que Uber va être tenu responsable de cet accident ? Certainement pas.

Changer d’algorithme

Les risques de la circulation tant pour les livreurs à vélo que les conducteurs de taxis sont bien connus et inhérents au simple fait d’être sur la route. Cependant, de nombreuses études rapportent que l’utilisation de management algorithmique – comme celui utilisé par Uber – leur impose un rythme dangereux. Non seulement l’algorithme impose des itinéraires qui peuvent se révéler dangereux mais les temps de trajet estimés sont parfois irréalistes. Or, leur performance va avoir un impact direct sur leur prochaine course et in fine sur leur salaire. Ce mode d’organisation impose un stress non nécessaire au travailleur et le pousse à se mettre en position de danger qui va s’accentuer à mesure que le rythme va s’accroître et l’attention diminuer, après plusieurs heures de travail. Ainsi, « ralentir le rythme » en permettant au livreur de choisir sa route en fonction de ce qu’il estime être sûr ou non, pouvoir ajuster l’allure, prendre des pauses ou refuser des courses pour se reposer sans avoir peur des répercussions seraient autant de mesures qui amélioreraient la sécurité des travailleurs. Seulement, l’unique moyen de changer ces paramètres, c’est de changer l’algorithme qu’utilise Uber, qui est la seule entité à y avoir accès. À lire aussi Améliorer les conditions des travailleurs des plateformes: l’Europe patine

Un poids sur les épaules du travailleur

On pourrait donc penser qu’étant donné qu’Uber impose la façon dont les livreurs effectuent leur travail, la plateforme est légalement responsable ? Pas du tout. En tant que travailleur indépendant, les livreurs – comme Sultan Zadran – sont entièrement responsables. Ainsi, ils doivent payer toutes les charges liées à leurs activités, mais aussi organiser eux-mêmes la prévention des risques auxquels ils font face. Le problème, c’est que leur liberté d’action dans la façon dont ils organisent leur travail est limitée : ils peuvent s’acheter des équipements de protection, par exemple, et décider quand ils souhaitent se connecter à la plateforme, mais leur liberté s’arrête lorsqu’ils se connectent, or c’est à ce moment que les risques commencent. Inversement, un vrai travailleur indépendant fixe librement le prix de ses prestations, il a le choix dans l’organisation de son travail et la façon dont il effectue son service dans le sens qu’il peut toujours décliner les prestations.

Une preuve de salariat difficile à apporter

Nombre de travailleurs de plateformes, partout en Europe, ont saisi la justice afin qu’elles reconnaissent leur statut de faux indépendants. Or, jusqu’à présent, lorsqu’un travailleur effectue une telle démarcher devant les tribunaux, il doit apporter tous les éléments de preuve qui démontrent qu’il est salarié. Cette procédure est extrêmement difficile car les personnes travaillant pour les plateformes n’ont pas accès à toutes les informations nécessaires, par exemple des informations sur le fonctionnement de l’algorithme. Cela sans compter, comme le rappelle une récente étude de l’ETUI sur l’économie de plateforme menée à l’échelle européenne, que plus de 70 % des travailleurs de plateformes, qui effectuent des livraisons ou du transport de personne, n’ont pas de diplôme universitaire et que la proportion de travailleurs étant originaire d’un pays différent que le pays de naissance est plus élevée dans ce secteur que dans les autres types d’activité (+20 %).

Responsabiliser les plateformes

C’est pour cette raison qu’une présomption de salariat et un renversement de la charge de la preuve pourraient changer le quotidien de nombre de travailleurs de plateforme. La différence ? Lorsqu’un livreur de plateforme irait devant un tribunal, s’il remplit certains critères (déterminés pas la loi tels que les tarifs sont fixés par la plateforme, l’obligation de porter un uniforme, supervision du travail et de la qualité du travail, pouvoir être sanctionné) il sera considéré comme salarié par les juges et donc in fine par son employeur. Le seul moyen de « renverser » cette présomption sera pour les plateformes de prouver que le travailleur est indépendant. Ainsi, ce ne sont plus les travailleurs mais la plateforme qui devra s’expliquer sur les pratiques employées (y compris le fonctionnement de l’algorithme). De même, les inspections du travail national pourront demander aux plateformes de justifier de leurs fonctionnements s’il y a soupçon (basé sur ces mêmes critères) que les travailleurs ne sont pas indépendants mais salariés. Si c’est le cas, la plateforme sera officiellement reconnue comme étant un employeur et sera donc responsable de la santé et de la sécurité de ses travailleurs, y compris et surtout sur la route. Ces deux mécanismes sont présents dans la proposition de Directive portée par la Commission (et soutenue par le Parlement), mais également arrêtée, depuis le 1er janvier dans une loi nationale belge.

 

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